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<poem>Et la foule un moment resta comme étouffée Par l’horreur, en voyant ce monstrueux trophée D’où dégouttait sans cesse un gros flocon vermeil.

Soudain, le vieux témoin des crimes, le soleil, Qui se couchait alors dans sa majesté lente, A son tour ruissela d’une pourpre sanglante. D’un sinistre reflet de meurtre il éclaira Tout l’horizon jusqu’à la mer de Marmara. L’astre sembla pleurer du sang, comme un visage; Et, tout à coup, l’immense et lointain paysage, Le cirque des coteaux ombragés de forêts, Le port rempli de mâts confus, les minarets D’où les grâces d’Allah sont, la nuit, invoquées, Les coupoles de plomb des massives mosquées, Les marchés, les quartiers de bruit et de travail, Et le sultan debout au seuil de son sérail Où l’étendard aux crins de cheval flotte et bouge, Et la foule, et le ciel et la mer, tout fut rouge Et parut exprimer le présage hideux Des flots de sang qu’allait verser Mahomet Deux !

Mais, sans voir l’effrayant symbole sur la ville. Déjà la populace abjecte, lâche et vile, D’un cri d’enthousiasme et d’amour acclamait Ce prince devenu bourreau, ce Mahomet, Qui la conviait toute à cette horrible fête. Criant : Allah! criant le saint nom du Prophète. Les soldats, prosternés aux pieds de leur sultan, Couvraient d’ardens baisers le bas de son caftan Et vers son front levaient des regards pleins d’ivresse ; Et, lorsque de leur rude et sauvage caresse. Dédaigneux, il voulut enfin se dégager, Comme on jette à des chiens leur charogne à ronger, Mahomet Deux lança la tête échevelée Bien loin, au beau milieu de la foule affolée Qui la reçut avec un râle de plaisir; Puis, joyeux et montrant d’un geste à son vizir Ce peuple qu’enivraient son crime et sa présence :

— Et maintenant, dit-il, ils me prendront Byzance !


FRANCOIS COPPEE.