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Joignez-y cette invention de génie d’une prose nouvelle, capable de rivaliser avec la poésie non-seulement d’éclat et de couleur, mais de nombre et d’harmonie. Buffon, dit-on, n’imaginait pas de plus complet éloge des beaux vers que de les déclarer beaux comme de la belle prose. Sans doute, c’était une raillerie : depuis Chateaubriand, ce pourrait être l’expression de la vérité.

La conclusion, c’est que cette littérature de l’époque impériale ne mérite ni l’oubli ni le superbe dédain de la critique et de l’histoire. Elle vaut la peine d’être connue. Toute notre littérature contemporaine en vient, et de jour en jour, à mesure que s’éteint le bruit des vieilles querelles, nous voyons plus clairement la liaison et le rapport. Nous sommes plus près de nos pères que nous ne voudrions le croire dans notre ardeur inconsidérée d’être originaux et de ne dater que de nous-mêmes. La meilleure part de notre originalité, c’est encore celle que nous a transmise la tradition. Les qualités dont nous sommes le plus fiers et les défauts dont nous nous montrons le plus orgueilleux, c’est d’héritage que nous les tenons. Beaucoup de choses qu’elle croyait avoir découvertes, l’école de 1830 n’a fait que les retrouver ; elle a continué beaucoup de choses qu’elle se vantait d’avoir créées. Ainsi jadis les spectateurs de la révolution croyaient voir commencer sous leurs yeux une époque nouvelle de l’histoire du monde. Hommes et choses y dépassaient la mesure commune de l’histoire et de l’humanité. Cependant à mesure que l’on étudiait avec plus d’attention et de liberté scientifique le caractère de l’événement, à mesure qu’on en pénétrait mieux le sens et qu’on en regardait plus froidement les suites qui continuaient à se dérouler, on le ramenait à ses vraies proportions, on le rattachait à ses véritables origines, on y reconnaissait la conséquence nécessaire de toute notre histoire nationale, et jusque dans les géans de la convention on retrouvait des Français de tous les temps qui n’avaient plus de gigantesque et de surhumain que le piédestal sur lequel nous les avions élevés. Ils redevenaient la descendance légitime de ceux qui les avaient précédés, les ancêtres naturels de ceux qui les ont suivis, et, comme dans une seule maison, leurs haines, leurs actes, leurs espérances à tous étaient marqués au même air de famille. Tant il est vrai que dans l’histoire des peuples et des hommes il n’y a vraiment ni interruptions, ni recommencemens, et qu’à mesure que nous nous éloignons davantage du passé, nous nous en rapprochons en effet, puisque nous le comprenons mieux.


FERDINAND BRUNETIERE.