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qui aient cru que les mots et leur arrangement pouvaient avoir une valeur et des beautés indépendantes de la pensée qu’ils servent à exprimer, n’est pas aussi loin de nous qu’on le croirait d’abord. Et si Lebrun et Lemercier sont les prédécesseurs naturels de Victor Hugo, voici dans l’autre camp Fontanes et Chênedollé qui peuvent passer pour des précurseurs de Lamartine. M. Merlet, qui cite beaucoup, et avec raison, car la citation motive le jugement, rappelle ici quelques jolis vers de Chênedollé :

Oh ! combien j’aime à voir par un beau soir d’été
Sur l’onde reproduit ce croissant argenté,
Ce lac aux bords rians, ces cimes élancées
Qui dans ce grand miroir se peignent renversées,
Et l’étoile au front d’or, et son éclat tremblant,
Et l’ombrage incertain du saule vacillant.


Si ce n’est pas encore Lamartine, ce n’est plus au moins Delille ni Saint-Lambert; ce n’est plus ce vers prosaïque, cette langue abstraite et décolorée de la fin du XVIIIe siècle, mais ce n’est encore ni l’abandon, ni la mélodie, ni le charme du vers de Lamartine. Les épithètes consacrées, « beau soir d’été, » — « croissant argenté, » — « bords rians, » — « cimes élancées, » y font tache, et plus d’une expression convenue, plus d’un son y choquent l’oreille désagréablement, mais l’ensemble y est, et l’accent, l’accent de cette mélancolie que le poète serait si malheureux d’échanger contre ce que le vulgaire appelle le bonheur. Tels vers, telle strophe de Fontanes appelleraient les mêmes remarques :

Ainsi quand d’une fleur nouvelle
Vers le soir l’éclat s’est flétri,
Les airs parfumés autour d’elle
Indiquent la place fidèle
Où le matin elle a fleuri.


Le rhythme est harmonieux, le vers élégant, l’expression simple, l’idée même poétique; seulement il n’y a pas de « parfums » dans la nature, il n’y a que des odeurs, et ce vers « Indiquent la place fidèle » est évidemment de la prose toute pure. Ce n’est rien, mais ce rien est tout. On dira peut-être que ces passages sont de ceux que l’on choisit tout exprès pour les citer, et que de pareilles inspirations sont rares chez Fontanes comme chez Chênedollé. Qu’importe? l’avenir est entrevu, la note est donnée, c’est tout ce que l’on demande à des poètes de transition.

Aussi bien n’était-ce pas le poète qui devait prononcer la parole magique et rompre le cercle étroit d’une tradition à laquelle on obéissait par routine plutôt que par conviction, par impuissance de s’élever contre elle plutôt que par respect. Je ne parle pas des