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laissent les soucis administratifs, remettra la Chevalerie, les Amadis et les Roland en honneur. Si Lemercier débute ou du moins s’impose à la renommée par un Agamemnon, il continue par Pinto, mélange équivoque, mais amusant, dit-on, du tragique avec le comique. Dans Christophe Colomb, son audace de novateur ira jusqu’à braver les unités et jusqu’à mettre en scène l’intérieur d’un vaisseau. Ce fut en 1809 comme une première bataille d’Hernani. « Dans la bagarre qui suivit, il y eut un mort et plusieurs blessés. Pour faire représenter la pièce, il fallut la protéger par des baïonnettes. » Quatre ans plus tard le Tippo-Saïb de M. de Jouy donnera le double scandale d’un sujet tragique emprunté à des événemens presque contemporains et d’une recherche de ce que nous avons depuis appelé la « couleur locale, » d’autant plus téméraire que M. de Jouy a vu l’inde, connu Tippo-Saïb et combattu sous ses ordres. Enfin sur la scène comique, deux hommes d’esprit, qui joignent à une remarquable fécondité d’invention l’expérience consommée du métier d’acteur, Alexandre Duval et Picard, fraient la voie, l’un à la comédie historique et l’autre, non-seulement à la comédie bourgeoise, mais à la comédie de mœurs. Le Menuisier de Livonie, la Jeunesse d’Henri IV, ne paraissent pas indignes de précéder la comédie historique de Dumas ou de Scribe, Mademoiselle de Belle-Isle ou Bertrand et Raton. Si telle comédie de Picard, les Ricochets par exemple ou la Petite Ville, qui d’ailleurs se soutient encore à la scène, étaient écrites d’un style non pas plus aisé, mais plus incisif et, pour dire le mot, plus brutal, elle ne ferait pas mauvaise figure dans le répertoire contemporain. En tout cas Picard est l’un des premiers qui aient mis à la scène la satire non plus d’un ridicule ou d’un défaut, mais d’une condition, de toute une classe sociale, et c’est bien là, si nous ne nous trompons, le propre de la comédie de mœurs, le Demi-Monde, les Faux bonshommes, les Vieux garçons.

Il serait facile de multiplier les rapprochemens. Quand M. Merlet nous parle de la Panhypocrisiade de Népomucène Lemercier et qu’il nous cite parmi les pages qu’on en voudrait sauver « le dialogue de la conscience avec le connétable de Bourbon, la plainte du chêne abattu par des soldats, la dispute de Luther avec le diable, la conversation de Rabelais et de la Raison, » ou quand encore il fait défiler rapidement sous nos yeux quelques-uns des personnages de ce poème plus qu’étrange, « la Mort, Tristan l’Ermite, Tibère et saint Bernard, Attila et Copernic, Soliman et Christophe Colomb, La Trémouille et Satan, » ne pouvons-nous pas y reconnaître quelque chose de « déjà vu, » je ne sais quelle ambitieuse mais grossière ébauche, indistincte encore et confuse, de la Légende des siècles? Lebrun Pindare lui-même, cet amant superstitieux de la forme, l’un des premiers