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une boutade : « M. Le Brun a eu l’honneur de passer chez M. Fréron pour lui donner quelque chose, » — je laisse au lecteur le plaisir de deviner ce que c’était que ce quelque chose, — tirent un homme de pair et le désignent bruyamment à la célébrité des salons ou à l’ornement des académies. Et si les poètes rejettent obstinément le mot propre, c’est bien moins encore par principe et par préoccupation de rester nobles que par ambition de trouver une façon singulière de redire des choses déjà dites. On déguise la pensée sous quelques oripeaux bizarres et voyans, on l’habille d’un vêtement inédit comme un Jean-Jacques s’habille en Arménien... pour forcer l’attention des oisifs de la grande ville. Ajoutez qu’en même temps la vie sociale, de plus en plus artificielle, achève de déshabituer l’homme du spectacle et du sentiment de la nature. S’il ne manquait que de loups dans les bergeries de Florian, on en prendrait encore volontiers son parti, mais il y manque de moutons, de chiens et de bergers. Et ainsi, tandis que les prosateurs, maintenant leur attention fixée sur le détail, perdent le sentiment de la ligne, les poètes, qui ne regardent plus au-delà de l’horizon des salons, perdent le sentiment de la couleur.

Ce n’est pas tout : au XVIIe siècle l’art est vraiment une religion, j’entends, — car on pourrait trouver l’expression bien moderne, — que les Corneille, les Molière, les La Fontaine, les Boileau, les Racine, s’ils ne font pas de l’art « un sacerdoce », du moins ne vivent que pour l’art. Tel d’entre eux, le « Bonhomme, » traverse la vie comme sans se douter qu’il y ait au monde autre chose que d’écrire, à la manière d’un fablier ne pour porter des fables, avec cet air d’aimable distraction, ces allures nonchalantes qui lui font pardonner tant de faiblesses. D’autres, comme par exemple Molière, ne vivent pas seulement pour leur art, ils en meurent, appartenant à la race de ceux « qui ne regardent plus l’art comme une chose qui est faite pour le monde, mais le monde, les mœurs, les hommes et la société comme des choses qui sont faites pour l’art. » Au XVIIIe siècle il n’en est plus ainsi. La scène a changé. La littérature n’est plus seulement un art : c’est une arme. Tout écrivain a calculé que son talent est une force, comme la fortune, comme la naissance, et une force dont il faut savoir se servir. Ce n’est pas tout, ou plutôt ce n’est rien que de bien faire, il faut réussir, il faut parvenir et le siècle est pressé. L’homme de lettres, émancipé de la protection du grand seigneur ou du traitant, de l’homme de cour ou de l’homme d’argent, prétend faire figure à son tour, comme eux, et comme eux tenir un personnage dans le monde. Il fait fortune, d’abord : Voltaire entend les affaires comme Pâris-Montmartel, Beaumarchais les brassera comme Pâris-Duverney. L’un et l’autre