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avant la recherche de ces autres causes, et, pour tout dire, de n’y avoir pas consacré quelques-unes de ces pages qu’il donne libéralement à l’énumération des hommes et des œuvres. « Les germes de la décadence, nous dit-il, sont visibles dès le XVIIIe siècle, jusque dans ces jolis poètes, dont le style si soigné, si méticuleux, si scrupuleusement grammatical, n’offre sans doute aucune prise à la critique, mais nous inquiète déjà par je ne sais quoi de frêle et de fugitif qui échappe à l’analyse et presque à la perception. » Voilà qui est d’une vérité spirituelle, bien dit et bien senti : pourquoi n’est-ce qu’une indication? Chemin faisant, il est vrai, s’y rattachent nombre de remarques ingénieuses et quelques-unes d’un grand prix historique. Il est curieux d’apprendre, par exemple, et bon de retenir que les oripeaux de la phraséologie mythologique : flambeaux de l’hymen et ciseaux de la Parque, fureurs de Bellone et balances de Thémis, ou encore l’hydre de la Discorde et le timon de l’état datent de cette époque. Nos romantiques jadis, et depuis eux certains critiques, ont tellement accrédité l’opinion que ces façons de parler baroques auraient été familières à tous nos écrivains, petits et grands, d’avant 1830, qu’il est utile et même nécessaire de savoir qu’ils se trompaient. L’honnête Boileau nommait un chat un chat : Molière et Regnard, Voltaire et Diderot, ont nommé par leur nom beaucoup de choses qu’ils eussent pu déguiser sans inconvénient. On peut même soutenir que, pour écrire en prose comme en vers, avec exactitude et justesse, avec force quand il le fallait, avec éclat quand on le pouvait, on n’avait pas attendu que l’auteur de Cromwell eût émancipé la langue. En fait, cette horreur comique du mot propre date au plus loin du milieu du XVIIIe siècle : elle n’est devenue qu’au commencement du XIXe un principe de l’art d’écrire. M. Merlet en cite des exemples amusans; tels vers de Lalanne appelant un chapon :

Ce froid célibataire, inhabile au plaisir,
Du luxe de la table infortuné martyr;


cette périphrase de Lebrun :

Là je triplais le cercle agile
Du chanvre envolé sous mes pas ;


lisez: je sautais à la corde, — vingt autres encore. S’il s’est abstenu de moissonner dans Delille, c’est sans doute qu’il aura craint que la récolte ne fût trop abondante. Et cependant, chose singulière, ce même Delille, si longtemps considéré comme le maître dans l’art de ne pas nommer les choses par leur nom, serait l’un des premiers qui fit scandale pour avoir appelé le haricot un haricot, et autres nouveautés, pour le temps non moins téméraires,