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des prétendans, et où les chasseurs des deux partis évitent de se hasarder. Les animaux y étaient ignorans de l’homme et de ses artifices. J’avais grand soin de laisser mon escorte à distance et d’avancer seul et lentement, comme un parlementaire. Les chevreuils s’en allaient au petit trot à mon approche, et s’arrêtaient, curieux, à portée de pistolet. Les lièvres de Patagonie continuaient à jouer sur la plage et faisaient avec une grâce naïve leurs petits bonds de kangourou. Les flamands roses, les cygnes blancs à col noir, les sarcelles, ne prenaient pas même garde à moi. Les Indiens ni les Argentins ne les tracassent ; ils ne font cas que de la chasse à courre. J’étais habitué à cette sécurité, dont je n’ai abusé que rarement. Quel bouillon ou quel ragoût vaut l’aspect d’un oiseau confiant qui vous admet au spectacle de ses occupations intimes? Pourtant, quand apparaissait sur la surface de la prairie une autruche mâle promenant ses petits, — on sait que parmi les autruches c’est le mâle qui fait les fonctions de couveur et qui se charge de l’éducation des jeunes, — il était impossible de contenir l’ardeur des soldats et la mienne. L’autruche est un oiseau bête, incapable d’inspirer de l’intérêt même au naturaliste le plus sensible. On se lançait à fond de train en formant le demi-cercle. Le mâle s’échappait presque toujours laissant en notre pouvoir sa progéniture. On la dévorait quand c’était jour de famine, et on avait soin de mettre l’estomac à part afin de recueillir la pepsine qu’il contient. L’estomac de l’autruche est célèbre par son incroyable force de digestion. L’abondance de pepsine à laquelle il doit cette faculté a créé parmi les Indiens une fraude de commerce singulière : ils la font sécher, et la vendent à la lettre au poids de l’or; on s’en sert pour refaire les estomacs délabrés. Le plus souvent nos prises venaient, après avoir été bien secouées à l’arçon de la selle, enrichir ma ménagerie. J’ai eu ainsi une belle autruche blanche que les Indiens m’auraient probablement payée cher, ne fut-ce que pour ne pas la laisser au pouvoir d’un chrétien. Les autruches qui naissent blanches, comme les taureaux tigrés d’une certaine façon, sont pour eux des animaux sacrés. Des Parisiens que j’avais avec moi, plus irrespectueux, l’avaient simplement appelée l’Anglaise, à cause de sa couleur laiteuse, disaient les plus polis, à cause de son long cou et de sa vilaine démarche, insinuaient les autres. Je l’aurais probablement encore, si en flânant du côté de la forge elle n’avait avalé un morceau de fer rouge tellement gros qu’il resta soudé au gosier. Elle n’en mourut point; mais elle ne pouvait supporter un voyage que j’eus à faire vers ce temps-là. Je la laissai dans un campement.

Ces courses à toute bride à la poursuite d’un chevreuil ou d’une