Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/895

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gagner le désert. Ce ne sont pas les seuls chrétiens qui aient pris depuis quelque temps la même route : depuis que la translation de la ligne de frontière a placé les campemens à moitié chemin entre les toldos et les premières estancias, les déserteurs trouvent plus simple de passer aux Indiens que de se replier vers l’intérieur. Ils n’ont pas de préjugés, et l’important pour eux est d’arriver quelque part. Ils sont plus sûrs d’arriver en poussant en avant qu’en retournant en arrière. Ils n’ont pas de patrouilles à redouter, ils ne risquent pas de fatiguer leur cheval en faisant de grands détours pour les éviter ou en détalant devant elles. Si le cheval s’épuise, l’homme est perdu. Nous avons trouvé dans notre marche les corps de trois déserteurs morts de faim en route. Je les fis ensevelir; mais il manquait toujours quelque morceau : les jaguars avaient passé par là. Bien qu’il faille avoir l’esprit fait d’une certaine façon pour aimer mieux être un sauvage qu’un soldat, quand la fièvre de la désertion s’est emparée d’un homme, il va du côté où la fuite est plus commode. Les Indiens ont compris combien de pareilles recrues peuvent leur servir. Ils les reçoivent à bras ouverts. Ils se cotisent pour leur faire une tropilla de chevaux, leur fournissent quelques cuirs de bœuf pour se dresser un logis. Ils savent parfaitement, et en cela ils sont mieux inspirés que les chrétiens, que les liens de famille sont le vrai moyen de les fixer parmi eux; aussi leur infligent-ils à l’instant de brillans mariages. Quand ils leur ont donné deux ou trois femmes, il leur semble qu’ils ne s’en iront plus. Cela fait honneur aux qualités morales des femmes indiennes, et tendrait à indiquer qu’il ne faut pas les juger sur l’apparence. Si le soldat est parti avec ses armes, voilà une carabine et un instructeur dont s’est enrichie la tribu. Heureusement les cartouches du fusil Remington sont difficiles à remplacer. Déjà le prix courant de chacune d’elles est une jument. Heureusement aussi les Indiens perdent plus de monde qu’ils n’en gagnent par la désertion depuis que la faim se fait sentir parmi eux. En même temps la délivrance de leurs captifs, qui était une exception, est devenue chose fréquente. Quand un prisonnier réussit à s’emparer de deux bons chevaux et à saisir un moment favorable, il est presque sûr aujourd’hui de parvenir jusqu’aux avant-postes chrétiens; c’est un galop d’un jour et d’une nuit, s’il ne s’égare point en route. On a vu des captives arriver à pied à Carhué : elles avaient mis douze jours à venir de Salinas. Étant données les conditions dans lesquelles elles ont accompli la traversée, leur salut est presque un miracle; c’est du moins un mi- racle peu rassurant pour les habitans des toldos. Un bataillon ferait aisément ce qu’ont exécuté deux femmes, et les sauvages pourraient bien, au retour d’une invasion, trouver leurs foyers et leurs