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qui déjà, se rendaient à la gare, chapitrés dans le cabaret voisin par des camarades plus prudens, assuraient précipitamment sur leurs épaules leur mince bagage et regagnaient le logis. J’avais à conduire ce convoi, qui devait se mettre à l’ouvrage un mois avant les gardes nationaux. Je vois encore la mine longue des contre-maîtres quand leur monde leur glissa ainsi des mains. La mésaventure ne me déplut pas : la plupart de ceux qui s’entassaient en chantant dans les wagons, et se déclaraient prêts à aller de ce pas au bout du monde, étaient pour moi d’anciens compagnons de travaux et de traverses. Ils faisaient partie d’une équipe de terrassiers que j’avais formée jadis et promenée longtemps par la campagne. Ce n’étaient pas de ces novices embarrassés en face d’un mouton vivant pour en tirer prestement un succulent rôti. Ils savaient dresser une tente et s’en passer au besoin, faire avec des chardons un grand feu sous la pluie, se consoler d’un mauvais souper en chantant en chœur des chansons lombardes. Ils avaient une espèce d’esprit de corps, ils étaient habitués à marcher ensemble et avec moi, à s’entendre et à m’entendre à demi-mot. Ensemble ils étaient devenus assez hommes de campo pour entreprendre cette traversée à pied de 75 lieues, dont la moitié en plein désert. Il y avait tout avantage à la faire avec une troupe réduite, mais éprouvée. Je n’avais pas envisagé sans quelque appréhension la perspective de mener si loin une équipe de hasard, sans cohésion, recrutée peut-être en partie parmi des ouvriers de ville, tout désorientés quand ils ne voient plus de maisons. Je savais bien qu’on aurait autant de monde qu’on voudrait quand on nous saurait installés, et que quelques hommes de la bande, renvoyés à dessein à titre d’ambassadeurs officieux, iraient raconter leurs impressions de voyage. Aussi éprouvais-je le sentiment d’allégement et de sécurité d’un vieux capitaine qui se retrouve au milieu des vétérans avec lesquels il a reçu le baptême du feu, lorsque le surlendemain, à une lieue de la ville de Chivilcoy, limite alors du chemin de fer, la colonne leva le camp et se mit en marche.

Notre caravane avait un aspect imposant. Nous emportions du biscuit et du riz pour plusieurs mois, des outils, des tentes et des objets de campement pour un millier d’hommes, les charrues, les herses et les semences nécessaires pour quatre grandes fermes. Tout cela était entassé dans une quinzaine de charrettes assez semblables à celles qu’ont souvent décrites les chasseurs du Cap et les explorateurs du centre de l’Afrique. Les roues ont 2 mètres 1/2 de tour, et le toit de zinc qui recouvre la caisse s’élève avec majesté à plus d’un mètre au-dessus d’elle. On se promène dans l’intérieur comme dans une chambre. Le faîte de cette toiture se prolonge en