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sont fréquens dans la pampa, les Pénélopes y sont rares, autant vaut dire inconnues. La famille n’est pas constituée comme en Grèce, il n’y a ni dieux lares, ni mariages formels : aussi l’absence a-t-elle des conséquences implacables, et le retour est-il aussi fâcheux que le départ. Le pauvre gaucho qui tombe un beau soir aux lieux où furent ses pénates n’y trouve plus rien de ce qu’il y laissa. Son informe chaumière a été balayée par les vents, l’ortie pousse dans le corral, dont les matériaux ont été pillés; les animaux qu’il avait réunis peu à peu pour se former un petit pécule, qui pourrait dire où ils sont? Sa compagne habite un nouveau foyer, ses enfans l’ont suivie : ils portent le nom d’un autre père et s’élèvent dans une autre cabane, comme des poulains faisant partie d’un héritage anticipé : graine de nomades qui pousse en plein vent. Il monte à cheval et il repart; il s’enfonce dans la pampa, qui est pour lui ce qu’est la mer pour le matelot, la consolation et le refuge. Recommencera-t-il l’épreuve? Peut-être, mais sans illusions. Cela arrive tous les jours. Il en résulte que des mœurs à demi barbares se perpétuent. A qui la faute? En grande partie à cette organisation du service militaire. C’est acheter un peu cher la satisfaction d’avoir des électeurs dociles.

Dans les centres populeux, dans la province de Buenos-Aires surtout, plus cosmopolite, plus pétrie d’idées modernes que les autres, tout le monde convient que ce régime est déplorable. Sur ce seul point, le gouvernement et l’opposition ont toujours été d’accord; ils ne luttent que d’enthousiasme pour les réformes. Si jusqu’à présent tant de bonne volonté s’est évaporée en éloquence, c’est que cette façon sommaire d’enrégimenter les gens est une bien commode ressource dans les cas pressans. Hélas! le propre des pays en voie de formation, qui ont plus d’ardeur que d’expérience et qui font tout par soubresauts, est de se trouver périodiquement acculés à des cas pressans, avant d’avoir préparé de longue main les élémens destinés à y faire face. Le gouvernement provincial voulut un jour dispenser de cette rude corvée les paysans de Buenos-Aires : il établit des bureaux d’enrôlement avec une prime alléchante; les résultats furent presque nuls. De grandes invasions survinrent, il fallait du monde, on revint aux anciens erremens. « Détestable mesure! s’écrie le ministère en ces occasions. Employons-la cette fois encore, puisqu’on ne peut faire autrement; ce sera la dernière, » et les choses suivent leur cours. Le gouvernement national de son côté avait ordonné à la fin de 1875 le licenciement des gardes nationaux en service à la frontière du sud. Trois mois après, au début de l’expédition au désert, il se trouva fort empêché faute de monde. On lui offrit sans qu’il les demandât quelques régimens de milice ;