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avec passion, se défendent tant qu’ils peuvent d’être des hommes de parti aveugles et cruels. Ils ne manquent pas d’alléguer force mauvaises raisons pour justifier le monstrueux privilège dont ils sont investis. Ils disent entre autres que dans des pays presque déserts, avec une police forcément imparfaite, ces levées d’hommes forment un moyen économique et sûr de se débarrasser des malfaiteurs, qu’on est parfois dans l’impossibilité d’incarcérer faute de prisons, et d’un tas de vagabonds sans feu ni lieu. Il est certain que peu de contrées au monde pourraient offrir une plus riche collection d’hommes rappelant à la lettre le début de la chanson du bohémien de Goethe : « Ma maison n’a pas de porte, ma porte n’a pas de maison. » La facilité de la vie, la simplicité des goûts, l’élévation des salaires et la rareté des bras, qui oblige à convier tous les passans aux besognes de l’estancia dans les momens de coups de feu, un certain instinct de vagabondage, signe de race, tout contribue à empêcher ici le paysan de prendre racine. On est frappé tout d’abord de la rareté et du délabrement des chaumières; si on en rencontre une de briques cimentées en boue, on peut affirmer que cette demeure relativement luxueuse appartient à un Européen. Il faut convenir que ce n’est pas pour une société un élément de stabilité que cette abondance de gauchos de haute mine, mais rébarbative, ne tenant à rien ni à personne, n’ayant pour fortune que leurs bras, leur audace, leur coutelas, une troupe de chevaux, en général excellens, souvent renouvelés, on n’a jamais su par quels moyens. Ils valent mieux en somme que leur mine et leurs habitudes; mais ils auraient tout à gagner à les modifier, et leur pays surtout prendrait une autre physionomie, s’il parvenait à leur donner des mœurs plus sédentaires, le goût de la famille, de la propriété, des occupations agricoles. Il y a là des trésors d’énergie sans emploi, un riche fonds d’intelligence et d’activité qui, comme les fertiles plaines de la Plata, reste en friche. La garde nationale s’oppose plus qu’on ne pense à cette désirable transformation du gaucho en cultivateur. Comment songerait-il à se fixer au sol, à se bâtir un nid? Il est toujours sur la branche comme l’oiseau de passage, toujours traqué comme la bête fauve. Fait-il un pas, il sent sur son épaule la main de l’autorité militaire, qui s’inquiète par intermittence et mal, mais d’un air bourru, de savoir où il va, pourquoi, pour quel temps, où on pourrait le retrouver. Combien de ses compagnons n’a-t-il pas vus, après une ébauche d’établissement, brutalement enlevés, garrottés, expédiés comme un ballot à une garnison lointaine, d’où l’on revient rarement, d’où l’on ne revient que pour causer chez soi de désagréables surprises! Les suites ordinaires des trop longues campagnes sont connues depuis les temps héroïques. Si les Ulysses