Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/877

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans toute la possession de ses moyens. La science y est cachée, mais elle est grande, et on ne sent ni l’improvisation, ni la fatigue. À ce moment de sa vie, Ruysdaël peint avec sûreté, avec méthode, sans se troubler jamais. Le fond coloré sur lequel il s’appuie sert de lien à des couleurs généralement graves, mais suffisamment vibrantes; le ton définitif ayant été prévu et amené par cette préparation du dessous qui, ménagée avec tact, reparaît à propos sans que l’artiste abuse jamais de ses transparences. Derrière ce pinceau habile, vous comprenez qu’il y a un esprit pondéré, toujours vigilant, qui raisonne ses moyens d’action et ne se laisse pas entraîner par une verve indiscrète. D’ailleurs plus de solidité que de grâce, plus de profondeur que de souplesse; peu d’abandon, mais pas de tension non plus ; en tout l’équilibre. De bonne heure le maître avait acquis cette pratique voulue, méthodique, qui concilie les qualités les plus diverses. Composition, dessin, entente de l’effet et du coloris, allure variée du travail, il possède tous ces élémens de son art et à un degré qu’il est permis de dire excellent, puisqu’il les subordonne les uns aux autres et qu’il faut des efforts de réflexion pour les étudier séparément et analyser les jouissances qu’on goûte en l’admirant.

Vous ne trouverez donc pas chez lui ces inégalités flagrantes qu’on remarque chez Hobbema, lequel, parfois excellent, souvent aussi est lourd et dur, ou paraît indifférent à ce qu’il nous montre. Chacune des créations de Ruysdaël, au contraire, a son intérêt; beaucoup sont des œuvres exquises qui s’imposent à votre attention et restent profondément gravées dans le souvenir comme des types de vérité réelle autant que de forte poésie. Il fait comprendre son pays ; il le fait aimer à force de l’avoir aimé lui-même. S’il faut avoir vu la Hollande pour apprécier tout ce qu’il vaut, partout il se tient et soutient toute comparaison.

Les recherches faites sur sa vie n’ont pas abouti à de grandes découvertes; mais, pour qui sait voir, en nous renseignant ainsi sur sa patrie, le peintre ne nous renseigne pas moins fidèlement sur lui-même. Dans ce langage grave et honnête du paysagiste, l’homme aussi se découvre avec son esprit et ses goûts, avec les tristesses habituelles de son âme libre et fière, et de sa vie solitaire. Il est permis d’avancer, sans crainte d’être démenti par les investigations des érudits, qu’il eut en tout cette dignité, ce sérieux que nous montre sa peinture. Pour la sûreté de son caractère, nous invoquerions, comme information certaine, la collaboration des artistes qui ont animé ses tableaux et les ont peuplés d’animaux ou de rustiques figures : van den Velde, le plus discret, le plus habile de tous; Berghem, moins distingué et parfois un peu brutal; d’autres