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les taches de l’administration et de laver les souillures bureaucratiques. La troisième section réservait sa vigilance pour des offenses moins innocentes, pour des crimes dont la découverte faisait plus d’honneur à sa perspicacité; elle gardait ses sévérités pour les hommes dont les principes ou les aspirations menaçaient les maximes du gouvernement. Éventer des complots réels ou supposés, démasquer les libéraux et les révolutionnaires, surprendre la piste des sociétés secrètes, tel est encore le principal souci des gendarmes. Au lieu d’un rempart contre la corruption bureaucratique et l’arbitraire des fonctionnaires, la troisième section a été un obstacle de plus contre les idées et les libertés dont le triomphe eût seul pu arrêter la vénalité et les abus. La Russie a ainsi éprouvé l’insuffisance de tous les moyens bureaucratiques, de tous les procédés autoritaires, pour redresser les défauts séculaires de son administration. Impuissant à contrôler lui-même l’immense armée de ses fonctionnaires, le gouvernement impérial s’est décidé à réclamer l’aide de l’opinion publique, l’aide de la presse et des assemblées provinciales. La Russie d’Alexandre II essaie enfla de la décentralisation et des franchises locales.

Grâce à ces libertés naissantes, grâce au progrès même des mœurs publiques, le vaste champ de l’administration impériale a déjà été singulièrement assaini. Pour mesurer les résultats obtenus, il faut comparer la Russie d’Alexandre II à la Russie de Nicolas; pour rendre justice à la bureaucratie russe, il faut tourner les yeux au dehors, il faut comparer l’empire du tchine à son grand voisin d’Europe et d’Asie, à l’empire du bakchich, à la Turquie. Il suffit d’un tel rapprochement pour rendre à la Russie sa place dans la hiérarchie des états européens. En Turquie, la vénalité est universelle, impudente, naïve ; le bakchich accueille l’étranger à la douane et l’escorte partout à travers l’empire. Pour apprécier l’administration russe, il n’y a qu’à passer sous le régime des pachas turcs. Les défauts du tchinovnisme et la corruption officielle ne sont donc pas seuls responsables des échecs inattendus des armes du tsar. Pour l’administration civile ou militaire, la supériorité des Russes ne saurait être contestée; sans cette supériorité la Russie n’aurait pu poursuivre la guerre actuelle à travers les obstacles opposés à ses armées d’Europe et d’Asie par le sol, par le climat, par la ténacité ottomane.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.