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un uniforme bleu clair le plus redouté, si ce n’est le plus respecté de tous en Russie. Ces hommes, d’ordinaire de bonne famille et de bonne éducation, devant lesquels aucun salon officiel ou privé n’est fermé, sont, au su de tous, délégués à la surveillance des autorités locales en même temps que des habitans de toutes classes. Ils ont à leur service des agens secrets, qui doivent les informer de tout ce qui se fait, se dit ou se pense autour d’eux. Ils ne doivent rien ignorer des hommes ni des choses, et, d’une extrémité à l’autre de l’empire, les rapports des gendarmes tiennent la troisième section au courant de tout ce qui peut intéresser sa sollicitude ou sa curiosité.

Dans la pensée de son fondateur, la troisième section devait redresser les torts que le public ignore, aussi bien que punir les crimes que la loi ne peut atteindre. Un jour, dit-on, que le chef des gendarmes demandait à l’empereur Nicolas des instructions, ce prince pour toute réponse lui remit son mouchoir, voulant dire sans doute que la mission de la nouvelle police était d’essuyer les larmes. Vraie ou fausse, cette anecdote semble une amère ironie. Ce rôle de providence des opprimés et de vengeresse des faibles, officiellement confié à la police secrète, la troisième section ne pouvait le remplir. Les gendarmes ont fait couler plus de larmes qu’ils n’en ont séché. Comme nos anciennes lettres de cachet également employées à la protection de l’honneur des familles et à la sécurité de l’état, l’intervention de la troisième section était parfois le prix de l’intrigue ou de l’argent. Tel ennemi personnel, tel galant séducteur, tel héritier pressé, a pu s’assurer le tout-puissant concours des officiers de gendarmerie. Les Russes, ceux du moins qui ont vécu sous l’empereur Nicolas, ont bien des anecdotes sur la troisième section. Au milieu de tous ces récits d’hommes ou de femmes soudainement disparus, la légende est difficile à distinguer de l’histoire. Ce que l’observateur peut voir partout, ce sont les effets pratiques de cette longue souveraineté de la police, ce sont les empreintes marquées par elle sur la société et le caractère russes.

La troisième section a nourri chez les Russes l’esprit de défiance et par suite l’esprit de frivolité. La crainte de se compromettre, qui corrompait toutes les relations sociales, a longtemps fait redouter du plus grand nombre les études, les conversations, les idées sérieuses. De là en grande partie la futilité d’une société obligée de ne rien dire pour être en sécurité, de là l’inertie intellectuelle ou l’apathie morale d’hommes contraints à ne pas trop s’intéresser à leur pays pour n’être pas en péril. Un des défauts le plus souvent reprochés au caractère slave, au caractère russe, appartient ainsi au régime politique.