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qui sont trop nombreux, trop gênans pour être toujours fidèlement observés. A force de vouloir conduire les fonctionnaires par la main, le législateur les a habitués à prendre des libertés avec la loi ou à n’en respecter que les formes extérieures. C’est qu’en vérité l’observation des règles prescrites amène parfois d’intolérables lenteurs. S’agit-il, par exemple, de la réparation d’un édifice public, d’un toit, d’un mur, le législateur exige d’interminables formalités, enquête préliminaire, rapport à un comité, rapport au ministère, contre-enquête, devis de réparation, expertises, vérifications de toute sorte. Les précautions prises par la loi sont telles que, si on voulait s’y conformer, le toit aurait le temps de s’effondrer ou le mur de s’écrouler[1]. Comment procède-t-on dans la pratique? On commence par faire la réparation; quant aux formalités, enquêtes, rapports, expertises, elles n’ont souvent lieu que sur le papier, dans les minutes des bureaux. Pourvu que les écritures soient en règle, tout est en règle. Le formalisme, qui est un des défauts habituels de la bureaucratie, s’allie ainsi fréquemment avec le mépris ou l’oubli des formes prescrites. L’excès même de la réglementation enseigne aux employés à ne point tenir compte des règlemens. Les fonctionnaires les plus scrupuleux auraient peine à leur toujours obéir. De même que pour les Israélites modernes la loi de Moïse avec ses rites multiples est presque impossible à observer dans son intégrité, de même les règlemens administratifs russes, avec leur prétention de tout prévoir et de tout déterminer, sont souvent si minutieux, si compliqués que le tchinovnik ne sait comment s’y conformer, et se trouve malgré lui conduit à des irrégularités. Le fonctionnaire de tout rang, souvent obligé dans la vie de s’éloigner des prescriptions légales, perd peu à peu le respect ou la religion de la loi. Toutes les précautions du législateur se retournent ainsi contre son but; les liens étroits dont l’autorité entoure ses agens se brisent ou se relâchent à chacun de leurs pas, en sorte que les fonctionnaires se montrent chargés d’inutiles entraves.


IV.

Tous les moyens de contrôle inventés par la prudence des souverains et combinés par le génie bureaucratique n’ont pu mettre un terme aux abus administratifs. Parmi les freins imposés au tchinovnisme, il en est un dont nous n’avons encore rien dit et qui mérite une attention particulière, je veux parler de la police. Dans

  1. M. de Molinari et M. Wallace donnent des exemples détaillé de cette manière de procéder.