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entre le licite et l’illicite étant souvent difficile à tracer, la conscience se fait moins scrupule de la franchir. Les progrès mêmes de la Russie y ont ainsi importé des causes ou des moyens de corruption inconnus jadis ; le crédit moderne a fait jaillir du sol de nouvelles sources de fortune, dont les eaux troubles ne sont heureusement pas accessibles à tous.

En Russie comme ailleurs, une autre cause de la corruption administrative et des abus de pouvoir des fonctionnaires, c’est le défaut de responsabilité légale des agens de l’état. La loi édicté des peines sévères contre les exactions, contre le péculat et les malversations, contre les abus d’autorité et toutes les transgressions des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions, mais toute cette pénalité est lettre morte ; les statistiques judiciaires en font foi. Le petit nombre de cas de ce genre soumis aux tribunaux est sans rapport avec le nombre des prévaricateurs connus du public. Les délinquans sont habituellement assurés du pardon, à tout le moins de l’indulgence de leurs supérieurs, et la loi élève les tchinovniks au-dessus de la juridiction des tribunaux ordinaires. Un fonctionnaire ne peut être mis en jugement pour actes commis dans l’exercice de ses fonctions qu’avec le consentement ou mieux sur l’initiative de ses supérieurs hiérarchiques. La poursuite des illégalités des agens du pouvoir est ainsi abandonnée à l’administration, qui naturellement répugne à faire condamner ses membres. Administrés ou contribuables ont le droit de dénoncer les actes illégaux d’une autorité à l’autorité supérieure, ils n’ont pas le droit de les déférer aux tribunaux. Par suite plus le coupable est élevé, moins il y a pour lui de responsabilité effective[1].

Le grand principe récemment introduit dans la législation russe de l’égalité de tous devant la loi ne touche point la bureaucratie. On ne saurait être surpris d’un tel privilège dans un pays autocratique, quand on songe qu’en France l’article 75 de l’éphémère constitution de l’an VIII a pendant trois quarts de siècle résisté à toutes nos révolutions et semble même aujourd’hui avoir été inutilement abrogé. En Russie, où elle serait plus nécessaire encore, la responsabilité légale des fonctionnaires rencontre encore plus d’obstacles dans les préjugés et les mœurs. La bureaucratie a trop d’intérêt à ne pas se laisser dépouiller d’un privilège qui lui assure pratiquement l’impunité et l’omnipotence. Abandonner aux poursuites du premier venu un fonctionnaire du tsar, le représentant

  1. Quand les plaintes contre un employé inférieur sont si justifiées qu’on ne saurait le maintenir à son poste, on se décide à le renvoyer ; mais la sévérité va rarement jusqu’à lui refuser un certificat de bonne conduite qui lui permette de se replacer ailleurs. Voyez Golovatchef, Deciat lêt reform, p. 374 et suiv.