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en détresse pour le réviseur annoncé, et, n’ayant aucun les mains nettes, ils s’empressent à l’envi de se concilier leur juge supposé à force de présens et d’obséquiosités. L’aventurier garde d’autant mieux son incognito qu’il ne comprend point d’abord les politesses dont il est l’objet. Les naïves adulations de ses visiteurs lui révèlent cependant bientôt le mot de l’énigme ; il cesse de se défendre, et, entrant avec joie dans le rôle qui s’offre à lui, reçoit majestueusement les hommages et les gratifications des fonctionnaires. Bref, l’aventurier s’éloigne après plusieurs jours de dîners et de fêtes, après avoir fait à l’un de ses hôtes officiels l’honneur de se fiancer avec sa fille. Au moment où les tchinovniks saluent une dernière fois l’équipage qui emporte le faux inspecteur, un agent de police vient brusquement leur annoncer l’arrivée du véritable réviseur.

Cette comédie, pleine d’une gaîté au fond navrante, fut jouée sur les théâtres de Pétersbourg et de Moscou devant l’empereur Nicolas, qui applaudit lui-même à ce hardi tableau de l’administration impériale. Depuis lors, la corruption administrative est devenue un des thèmes habituels des écrivains russes, et si la plaie semble en train de se cicatriser, le mérite en revient en partie au fer cautérisateur de la littérature. Aucune cure n’était possible tant que le malade persistait à cacher son mal. Les hideuses peintures de toute cette corruption ne doivent pas faire oublier une chose, c’est que dans l’empire autocratique la vénalité avec tous ses vices avait peut-être moins d’inconvéniens qu’en des pays plus libres et plus cultivés, qu’aux États-Unis d’Amérique par exemple. Chose singulièrement triste, l’immoralité du fonctionnarisme a même parfois tourné au profit de l’intelligence et de la moralité du peuple. Comme ces plaies ouvertes qui en suppurant soulagent un corps appauvri, ce mal répugnant a été plus d’une fois un remède ou un dérivatif à des maux plus graves encore.

La corruption administrative a été longtemps la seule atténuation du despotisme militaire. Le pot-de-vin a maintes fois servi de correctif à la dureté des lois ou à l’étroitesse des règlemens. L’inertie ou la duplicité intéressée de l’administration paralysaient les mauvaises lois non moins que les bonnes. Le fonctionnaire vendait à l’un la liberté, à l’autre la tolérance, il vendait l’impunité à l’innocent aussi bien qu’au coupable. Les schismatiques russes, les raskolniks, n’ont pu triompher de deux siècles de persécution que grâce à l’indulgence richement subventionnée de la police et du clergé. L’esprit russe n’a pu résister à la lourde compression du règne de Nicolas que grâce à la connivence salariée des employés, qui laissaient secrètement circuler les livres prohibés de l’étranger et les feuilles révolutionnaires de Herzen et de l’émigration. Le