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corps de l’état, du sénat et du conseil de l’empire une chambre de retraite pour les fonctionnaires invalides ou incapables de remplir leurs fonctions. On a souvent cité ce mot d’un jeune Russe : « Mon oncle le général a eu une attaque d’apoplexie, on l’a fait sénateur, il a perdu la vue, on l’a élevé au conseil de l’empire; pour peu qu’il ait une nouvelle infirmité, il mourra ministre. » Cette boutade peint dans son exagération même, les inconvéniens du tableau des rangs. L’ignorance et l’incapacité, appuyées sur la patience, pouvaient s’élever peu à peu au sommet de l’échelle bureaucratique. Les réformes qui doivent faire définitivement de la Russie un état moderne ont heureusement commencé à ébranler le culte du tchine, et à en corriger les abus. Un jour viendra, sans doute, où l’emploi ne dépendra plus du rang officiel et du numéro de la classe, où à la place de promotions à un grade civil il n’y aura plus que des nominations à une fonction. Le tchine a cependant trop pénétré dans les mœurs, il est pour le gouvernement et les ministres un instrument de récompense trop commode et trop peu coûteux pour être de longtemps abandonné[1].

Le tableau des rangs, en apparence si favorable au service de l’état, a encore eu pour les services publics un autre inconvénient, celui de faciliter la confusion des diverses carrières. Un homme pouvant être appelé à un emploi dès qu’il en avait le grade, les fonctionnaires passaient souvent d’une administration dans l’autre, sans posséder ni aptitudes ni connaissances spéciales. Sous l’empereur Nicolas, les services civils étaient ainsi encombrés de militaires, l’armée était devenue la grande école administrative, elle était au moins la pépinière des hauts fonctionnaires. En dehors même des militaires, il n’était pas rare de voir un homme passer de la justice aux finances, et sauter de l’administration à la diplomatie. La classification hiérarchique des fonctionnaires portait naguère encore à méconnaître le principe moderne de la division du travail et de la spécialité des fonctions. A cet égard, les Russes n’étaient pas sans une lointaine analogie avec les anciens Romains, qui sous l’empire, comme sous la république, remplissaient successivement ou simultanément les emplois les plus divers. On ne voit point cependant qu’en Russie cette variété de fonctions, cette facilité d’adaptation ait fréquemment produit la variété d’aptitude ou l’universelle capacité si souvent remarquée chez les magistrats romains. Entre le tchinovnisme russe et les antiques magistratures de Rome, entre le tableau des rangs de Pierre le Grand et le cursus honorum des sénateurs romains, il y a une autre ressemblance curieuse à

  1. Les inconvéniens de ce système ont été très bien exposés par Nicolas Tourguenef au temps où le tchine était le plus en faveur. La Russie et les Russes, t. II, p. 16 à 25.