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ou l’administration, le tableau des rangs de Pierre le Grand fut une sorte de conscription, ou mieux, un véritable service obligatoire. Pierre parvint ainsi à rassembler pour l’empire un nombreux contingent d’employés; mais les hommes ainsi levés, il fallait les former au service, et l’instruction d’une armée de fonctionnaires civils est autrement longue et difficile que celle d’une armée de soldats. Pierre le Grand, qui avait réussi dans cette dernière tâche, ne put achever la première; ce ne pouvait être l’œuvre d’un règne ni même d’un siècle.

Le tchine, qui devait servir à la recruter, ne fut pas lui-même sans une influence fâcheuse sur a bureaucratie russe. Le tchine en effet assimilait le service civil au service militaire pour le mode d’avancement aussi bien que pour le mode de recrutement. La hiérarchie bureaucratique créée par le tableau des rangs devait tôt ou tard tourner au profit de la médiocrité, au profit de la routine. A chaque grade, à chaque degré de l’échelle du tchine correspond une série de fonctions; on ne peut remplir des fonctions élevées qu’avec un tchine élevé, et, par suite, qu’après une longue carrière bureaucratique. Le premier effet d’un tel système, c’est d’attirer dans les administrations (une foule d’hommes sans vocation, sans instruction, sans aptitude; le second, c’est, en classant tous les fonctionnaires en une douzaine de catégories numérotées, de contraindre tous les agens du pouvoir, tous les hommes publics, à passer par la série entière des classes en débutant par les grades et les emplois inférieurs. L’avancement ayant lieu, dans l’administration civile comme dans l’armée, hiérarchiquement, de grade en grade, le plus souvent de trois ans en trois ans, la plupart des fonctions se trouvaient indirectement données à l’ancienneté, ce qui partout est un encouragement à l’esprit de routine et à l’inertie. Avec un tel régime, peu importe le degré d’instruction et l’intelligence même, l’important est de débuter de bonne heure. Dès qu’on a le pied sur l’échelle, les échelons administratifs se gravissent tout seuls. Or dans beaucoup de carrières civiles les emplois inférieurs préparent mal aux emplois supérieurs; il faut pour ceux-ci une étendue d’instruction et une largesse d’esprit qui ne s’exercent ni ne s’acquièrent aux plus bas degrés de la bureaucratie.

De cette longue route à travers les emplois inférieurs, il ne restait aux fonctionnaires arrivés au terme de la carrière qu’une instruction technique, une expérience bureaucratique. L’intelligence, l’étude, l’esprit d’initiative et d’indépendance, les vrais facteurs de la supériorité, se trouvaient ainsi découragés et souvent annihilés. Le métier de scribe ou de commis était la première école des hommes d’état, et si la faveur des princes n’y eût remédié, le mal eût été plus grand encore. Le culte du tchine a longtemps fait des grands