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bien que par le défaut de limites provinciales, le manque de murailles ou de cloisons intérieures. Les causes qui ont empêché sur le sol russe la formation ou la durée d’états indépendans, de principautés particulières, y ont entravé la formation d’individualités provinciales, et étouffé les penchans autonomistes. En dépit de sa grandeur, aucun pays de l’Europe n’est physiquement plus compacte et géographiquement plus uni[1]. En aucun pays, les existences régionales et la vie locale n’ont été à ce point privées de tout cadre, de tout abri, de tout berceau naturel. A cet égard, la Russie contraste d’une manière frappante avec le grand empire musulman, son voisin d’Europe et d’Asie.

Le principe de variation, d’individualisation, qui manquait au sol, ne s’y pouvait rencontrer que dans les populations elles-mêmes, dans leur origine, leur nationalité, leur religion. Or, ici encore, les apparences sont trompeuses; la Russie a beau compter sur son territoire un nombre presque infini de peuples et de tribus, le peuple russe est essentiellement un et homogène. Nul peuple peut-être n’a, malgré la diversité de ses origines, une telle cohésion nationale, aucun n’a une aussi nette conscience de son unité. À ce point de vue encore, rien ne diffère plus de la Turquie que la Russie. Chez cette dernière, les peuples d’origine étrangère épars au milieu du peuple russe ou répandus autour du centre national n’en détruisent point l’unité. Finnois, Lettons, Polonais, Roumains, Tatars, Arméniens, ces populations hétérogènes qui entourent la vieille Moscovie n’en altèrent pas l’homogénéité : sous l’écorce lamelleuse du chêne se retrouve le cœur du bois, à la fibre compacte. Le puissant noyau historique de l’empire moscovite, le peuple de la Grande-Russie, ne montre pas seulement dans sa langue, dans sa religion, dans ses mœurs, une unité, une cohésion qui ne se rencontre peut-être nulle part ailleurs en dehors de la Chine, il montre partout, dans la vie privée comme ailleurs, une absence d’individualisme et de variété qui amène une absence de provincialisme. Le sentiment de l’unité nationale, si vivace chez lui, a une forme en même temps qu’une force particulière. Aux yeux de l’homme du peuple, la Russie est moins un état, une nation qu’une famille. Cette conception patriarcale semble presque aussi ancienne que la Russie même; elle remonte à l’époque des apanages, et n’a fait que se propager et s’affermir à travers la domination tatare et l’unité moscovite. De tous les peuples de l’Europe, le Russe est probablement celui qui a le moins d’attachement pour la terre natale, le moins d’esprit local et de préjugés de clocher : son goût pour les pèlerinages, pour les voyages, pour le commerce errant, est un des signes de ce penchant

  1. Voyez à ce sujet la Revue du 15 août 1873.