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pagne les gens du peuple, qui, en tout pays, conservent mieux que les lettrés le génie d’une langue, s’expriment de la sorte, surtout lorsqu’ils font un récit. Un Français remarquerait encore chez eux l’accumulation des adjectifs, qui nous surprend un peu lorsque nous lisons Don Quichotte dans l’original, mais qui donne à la pensée une grande précision et permet au narrateur de commander et de diriger l’attention de celui qui l’écoute. Observons encore que, malgré la rapidité de sa composition, Cervantes recherche et trouve certains effets résultant de l’arrangement étudié des mots, en cela très ressemblant à notre Rabelais, qui s’est toujours complu à grouper ensemble les mots, de façon à surprendre et amuser son lecteur. Sans jamais cesser d’être naturelle, limpide et précise, la prose de Cervantes est toujours ornée.

Un mot en terminant sur la traduction nouvelle. Du temps de Cervantes, un auteur ne publiait pas un livre sans le faire précéder de sonnets ou de dizains à sa louange, que ses amis s’empressaient de lui adresser. Je regrette qu’on ait renoncé aujourd’hui à solliciter la faveur du public en lui présentant des témoignages autorisés. Pour ma part, je serais fort embarrassé pour composer un sonnet ; mais, si l’opinion d’un admirateur de Cervantes qui a lu souvent le Don Quichotte dans l’original était de quelque poids, j’aimerais à dire, en vile prose, que la traduction de M. Lucien Biart m’a plu et que je la recommande aux lecteurs français. Il sait parfaitement l’espagnol et parfaitement le français. Il a demeuré longtemps au Mexique, où l’on parle encore le vieux castillan de Cervantes, non le castillan francisé des journaux de Madrid, et bien des locutions obscures pour un Espagnol sont familières à un habitant du Mexique.

Il y a deux systèmes de traductions dont chacun a ses défauts. Les unes, qu’on a nommées de belles infidèles, effacent tous les traits originaux d’un auteur ; les autres, à force de vouloir conserver son parfum étranger, sont difficilement intelligibles. Ce dernier système était naguère fort à la mode, et je lisais il y a quelque temps dans un journal « que le goum de Tlemcen, réuni au maghzen, avait fait une razzia sur les Beni,… À la suite de quoi une diffa avait été offerte au caïd… par… » Franchement, il faut être un peu arabisant pour comprendre ce français-là. Entre ces deux systèmes, il y a un juste milieu qui consiste à rendre la pensée de l’auteur avant de s’attacher à l’interprétation exacte de chacune des expressions dont il s’est servi. Sans jamais perdre de vue qu’il écrit pour des Français, M. Lucien Biart me paraît avoir très heureusement reproduit la pensée de son auteur et donné une idée juste enfin du style de Cervantes.

Prosper Mérimée.