dans les contes arabes, et qui donnent la toute-puissance à qui les possède, il ne s’en serait pas servi pour changer les institutions et la société de son temps. Il ne s’y trouvait pas mal, et son seul grief était la difficulté qu’il éprouvait à faire vivre sa famille. Sa pauvreté d’ailleurs ne lui inspirait ni colère ni haine contre les grands et les riches. Toujours maltraité par la fortune, il ne fut jamais misanthrope, et plutôt que de se plaindre de l’ignorance et des vices du temps, il est tout prêt de se reconnaître lui-même coupable de maladresse, pour n’avoir pas profité des occasions offertes par la fortune. « Toi-même, dit-il, as forgé ta fortune, et quelquefois je l’ai vue entre tes mains. »
Tous les ouvrages de Cervantes témoignent de sa modestie, de sa candeur, de la noblesse de son caractère. Il est impossible de le lire sans l’aimer.
Il est évident qu’il travaille avec une rapidité extraordinaire. Nous sommes loin de lui en faire un mérite, car en fait de travail littéraire il ne faut considérer que le résultat. Si quelqu’un est excusable d’écrire avec précipitation, c’était Cervantes, qui n’avait que sa plume pour vivre et faire vivre sa famille. On a relevé dans le Don Quichotte, surtout dans la première partie, de nombreuses fautes d’attention. Il ne faut chercher dans le roman ni chronologie ni géographie. Don Quichotte sort de son village au milieu de l’automne ; au bout de quelques jours il se trouve en été. Ailleurs les mêmes personnages soupent deux fois le même jour, non pas seulement des gens de bon appétit comme Sancho Pança, mais des amoureux et des héroïnes sentimentales qui ne mangent jamais. Dans les premiers chapitres, la femme de Sancho s’appelle Juana Maria Gutierrez, et Avellaneda lui a conservé ce nom. Cervantes, qui l’avait inventé, la nomme un peu plus loin Juana Pança, ajoutant qu’elle n’était pas cependant cousine de Sancho. Enfin dans la seconde partie elle porte le nom de Thérèse. Toutes ces remarques, que j’emprunte à de graves commentateurs, et beaucoup d’autres, ne prouvent autre chose sinon que Cervantes relisait mal ses épreuves, et ses premières éditions en font foi ; il est impossible de rien voir de plus incorrect.
Et cependant son style est évidemment travaillé avec soin. Au dire des meilleurs connaisseurs, parmi lesquels je pourrais citer le docteur Seoane, M. don Juan Valera, et mon regrettable ami Serafin E. Calderon, tous membres de l’Académie espagnole, Cervantes est le meilleur des prosateurs espagnols. Ses phrases sont longues, mais savamment agencées. C’était alors dans toute l’Europe le règne de la période. On s’écrivait des lettres qui n’avaient qu’une phrase, et il fallait que dans cette phrase les formules de politesse finales s’encadrassent naturellement. Il nous a semblé qu’en Es-