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poliment les voyageurs et donnant à de pauvres gens ce qu’ils ont volé à des riches. Dans le pays où les lois ont le plus d’empire, dans la sage Angleterre, est-ce que Robin Hood et les maraudeurs du Border ne passent pas pour des héros auxquels on s’intéresse avec d’autant moins de scrupule qu’on n’a plus aujourd’hui le risque de les trouver sur la grande route ?

Quelques mots de compassion sur les misères endurées par les Morisques, à propos de la rencontre de Sancho avec Ricote, ont été travestis en une censure contre l’absurde décret d’expulsion lancé contre ces infortunés en 1610. Mais Cervantes lui-même appelle cette mesure « une brave résolution » (gallarda resolucion), et, dans la Conversation de deux chiens, on trouve tout un acte d’accusation contre les Morisques, que ne désavouerait pas le plus avdent et le plus fanatique de leurs ennemis. « Ces misérables, dit-il, ne dépensent rien ; ils travaillent toujours, ils nous volent. »

Il est un point cependant sur lequel Cervantes nous paraît avoir devancé ses contemporains, c’est le fait de la sorcellerie. Remarquons d’abord qu’il écrivait en 1613, peu de temps après les abominables persécutions dirigées par P. de Lancre contre les paysans labourtains accusés d’aller au sabbat, et par le tribunal de l’Inquisition de Logroño contre les sorcières de la vallée de Baztan. Voici ce que Cervantes fait dire à une sorcière : « L’onguent dont nous faisons usage est composé de sucs d’herbes excessivement froids. Il faut se garder de croire avec le vulgaire qu’il est fait avec le sang des petits enfans que nous étranglons… Ces sucs sont si froids qu’ils nous font perdre tout sentiment quand nous nous en sommes frottées, et nous demeurons toutes nues étendues sur la terre. On dit que c’est alors en imagination, pour nous, que se passe tout ce qui nous semble une réalité. »

Voilà une idée juste assurément. Si on lit avec attention les procès de sorcellerie, ou verra que la plupart des accusés ont cru avoir des relations avec le diable, et qu’ils ont pris leurs rêves pour des actions réelles. En 1647, quelques paysannes du Tyrol affirmèrent, avant d’être appliquées à la question, qu’elles étaient allées au sabbat, et que plusieurs fois elles s’étaient changées en chattes, pour pénétrer dans les maisons où elles voulaient charmer de petits enfans. Il est probable que les frictions dont parle Cervantes étaient faites avec quelque puissant narcotique qui donnait des visions au prétendu sorcier. Gassendi, s’il nous en souvient, parle d’une pommade faite avec de la jusquiame et produisant de pareils effets, dont un berger fit usage devant lui pour aller, disait-il, à l’assemblée des sorciers.

Personne n’a moins mérité que Cervantes le renom de réformateur. S’il eut été pourvu d’un de ces talismans, comme on en trouve