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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

Quichotte : elle est de 1613, et on ne peut la regarder que comme une sorte de refonte faite avec les rognures d’un gros lingot.

Un ancien a dit que c’est un grand et magnifique spectacle que l’homme de bien luttant contre la fortune. Le roman de Cervantes nous fait assister en riant à un spectacle semblable. Nous plaignons Don Quichotte et nous l’admirons, car il éveille en nous bien des pensées qui nous sont communes avec lui. Malheur à qui n’a pas eu quelques-unes des idées de Don Quichotte, à qui n’a pas risqué d’attraper des coups de bâton ou d’encourir le ridicule pour redresser des torts ! Ajoutons que, si notre héros n’était pas fou, il serait un prédicateur peut-être incommode. Nous l’écoutons d’autant plus volontiers que nous sommes prévenus qu’il ne faut pas prendre exemple sur lui. On écoute avec plaisir un orateur qui célèbre la gloire militaire, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de l’accompagner à l’attaque d’une batterie.

Les admirateurs passionnés de Cervantes ne conviendront pas facilement qu’il n’eût sur les choses et les hommes de son époque d’autres opinions que celles de ses contemporains de bon sens. On n’admet pas qu’il ait pu partager les superstitions de son temps ; on s’ingénie à trouver dans ses écrits des protestations contre l’Inquisition et le despotisme de Philippe II. Le chapitre LXIX de la seconde partie a paru à quelques gens d’esprit une parodie de la procédure du saint-office en matière d’hérésie. « Ni Cervantes, dit excellemment M. Valera dans un discours à l’Académie espagnole, ni Cervantes n’a pensé à faire une plaisanterie, ni l’Inquisition à s’en offenser. S’il avait cru faire une satire, il ne l’eût pas publiée ; si le saint-office avait cru trouver une satire, il ne l’aurait pas laissée passer. » À cette époque, et c’est encore une remarque très juste de M. Valera, la foi était si profonde et si sincère que personne ne s’avisait de chercher une intention satirique dans les expressions d’un écrivain qui n’avait que de la naïveté et de la candeur. Nous avons déjà remarqué avec quelle facilité l’église toléra pendant longtemps les plaisanteries les plus indécentes sur ses ministres et ses mystères ; le temps devait venir où elle tomberait dans l’excès contraire et crierait que l’auteur de Tartuffe attaque la religion.

En politique, les idées de Cervantes ne sont pas plus en avance de son siècle qu’en matière de religion. Faut-il voir dans le personnage du capitaine Roque Guinart le prototype du libéral et l’apologie de l’insurrection ? Nullement. L’auteur a exprimé les préjugés de ses compatriotes lorsqu’il entoure d’une sorte d’auréole certains personnages en rébellion contre les lois, et qui ont obtenu l’admiration du vulgaire, parce qu’à vingt actions criminelles s’ajoute chez eux un trait de générosité ou d’enthousiasme chevaleresque. De tout temps on a vu en Espagne des Roque Guinart détroussant