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endroit de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… » Cette phrase a paru cacher quelque mystère. Tous les commentateurs s’accordant à regarder Argamasilla comme la patrie de Don Quichotte, il a fallu trouver le motif qui empêchait l’auteur de nommer cette bourgade, et les imaginations ont travaillé à l’envi. Argamasilla, de même que d’autres localités beaucoup plus importantes, avait prétendu à l’honneur d’avoir donné le jour à Cervantes, mais elle n’a pu prouver autre chose, sinon qu’au xvie siècle il y avait eu des gens de ce nom parmi ses habitans. Obligée de renoncer à la gloire d’avoir produit un si grand génie, Argamasilla s’est rabattue à celle de l’avoir emprisonné. En fait d’illustration, on n’est pas difficile. Cervantes serait venu pour réclamer au nom du fisc des arriérés dus par les gens d’Argamasilla, lesquels, mal disposés à l’égard des percepteurs des contributions, lui auraient cherché quelque querelle d’Allemand, et par suite l’auraient mis en prison. Là Cervantes, se trouvant de loisir et probablement inspiré par un lieu aussi poétique, aurait écrit les premiers chapitres ou du moins le plan du Don Quichotte. Il est vrai qu’il n’y a pas, et probablement qu’il n’y a jamais eu de prison à Argamasilla, mais partout où se trouvent quatre murs on peut enfermer un homme. Si quelque étranger se risquait à Argamasilla, après lui avoir fait faire un méchant dîner, ou lui montrerait une vieille maison, et dans cette maison une chambre à rez-de-chaussée : c’est la prison de Cervantes. La civilisation marchant à pas de géant en Espagne, il se pourrait même qu’on offrît aujourd’hui de vendre aux voyageurs la plume qui a tracé le premier chapitre du Don Quichotte. Malheureusement les infatigables et consciencieuses recherches de M. Navarrete n’ont pas laissé debout une seule des prétentions d’Argamasilla. Après avoir exploré toutes les archives de la Manche, il n’a pu découvrir la moindre trace du fait qui devait assurer à ce bourg une renommée impérissable. Mais pourquoi Cervantes n’a-t-il pas voulu le nommer ? Quelques esprits subtils ont découvert qu’il a pu exister là un parent de la femme de Cervantes, qui s’était opposé à son mariage, et que Cervantes avait voulu punir tous les habitans d’Argamasilla pour le crime d’un seul. En vérité, nous ne savons pas pourquoi on n’accepte pas l’explication qu’a donnée l’auteur lui-même dans son dernier chapitre : « Sidi Hamet, écrit-il, n’a pas voulu marquer expressément le lieu de naissance du bon chevalier, afin que toutes les villes de la Manche prétendissent l’adopter chacune et le faire chacune son concitoyen, de même que les sept villes de la Grèce qui se disputèrent l’honneur d’avoir donné le jour à Homère. »

Lorsqu’on pense à tout le temps employé par Cervantes pour remplir les fonctions ingrates et indignes de lui, on est tenté de