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plis par de jeunes garçons ; mais bientôt il y eut des actrices, et plusieurs s’acquirent une grande réputation.

La fréquentation des auteurs, probablement celle des directeurs, des acteurs, et peut-être celle des actrices, engagea Cervantes à composer des comédies. On ne faisait alors sur le Parnasse espagnol aucune attention au sage précepte d’Horace sur le limœ labor et mora, et les auteurs dramatiques se montraient d’une fécondité incroyable. En fort peu de temps, c’est-à-dire de 1584 à 1587, il fit représenter « vingt ou trente » comédies. « Elles firent leur chemin, dit-il, sans sifflets, huées ni vacarme, sans offrandes de concombres ou autres projectiles. » De ces premiers essais, deux seulement ont été conservés et méritaient à peine cet honneur. Sa première comédie fut, à ce qu’on croit, los Tratos de Argel (les mœurs d’Alger). La seconde en date fut la Numancia, un peu plus connue et conservée même au théâtre après quelques modifications, telles que Garrick en introduisit dans plusieurs drames de Shakspeare.

Le sujet des Tratos de Argel est une aventure dont Cervantes fut probablement témoin, l’enlèvement d’une jeune Mauresque par un captif espagnol ; elle a fourni, comme on sait, un des principaux épisodes du Don Quichotte. Selon la tradition, le héros était un certain capitaine Ruy Ferez de Viedma, et le père de la Mauresque, Agi Morato (Hadji Mourad), serait l’honnête Maure qui pendant quelques jours donna asile à Cervantes après sa dernière tentative d’évasion, et qui le protégea avec beaucoup de dévoûment contre la fureur du dey. Cervantes lui-même a, dans cette pièce, un rôle épisodique sous le nom de Saavedra, dans lequel il récite quelques-uns des tercets adressés du bagne par lui à Mateo Vazquez. Il y a dans cette pièce un captif qui s’échappe et perd son chemin dans le désert. Accablé de fatigue, il s’endort. À son réveil, il trouve un lion à ses côtés, qui non-seulement ne le mange pas, mais lui montre son chemin. On se demande si en 1584 on exposait déjà des lions domptés, ou si le lion des Tratos de Argel était représenté par un figurant marchant à quatre pattes dans une peau de bête. De quelque façon que cette scène se jouât, elle prouve qu’on en était déjà venu à solliciter la curiosité des spectateurs par des moyens étrangers à l’art, car la comédie de Cervantes ne perdrait rien assurément si l’on en retranchait le rôle du lion.

On n’a rien conservé des autres comédies, sauf les titres de quelques-unes, par exemple la Batalla naval, où l’on croit qu’il y avait quelques souvenirs de la bataille de Lépante. Une autre, intitulée la Confusa, paraît avoir obtenu un grand succès, et, dans le Voyage au Parnasse, il dit «que, si on en croit la renommée, elle parut admirable sur la scène. »