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shakspearien, mais ce n’a été qu’une illusion, un faux semblant, pareil à la nuée que l’amoureux Ixion prit pour Junon elle-même. Ce qui distingue le théâtre de Shakspeare, c’est la vérité des caractères, la puissance de vie de chaque personnage. Dans le théâtre de Victor Hugo, les caractères manquent de réalité et ils n’ont que l’apparence de la vie; ce sont de purs fantômes s’agitant dans une atmosphère artificielle. On sent à chaque instant que c’est le poète qui parle à la place de ses personnages. doña Sol, Ruy Gomez, Carlos, Hernani, ne sont que des prête-noms, des porte-paroles du poète lyrique, et non des êtres en chair et en os, pris dans la nature, comme Shylock, Hamlet, lady Macbeth, le roi Lear, Othello. Les caractères vrais sont absens, les passions n’ont rien de sincère, et par suite l’action est froide et peu intéressante. Des cinq actes d’Hernani, il y en a à peine un et demi (la fin du 3e et le 5e) où les personnages agissent réellement; pendant tout le reste du drame, le poète seul est devant nous, et les scènes ne sont que de magnifiques morceaux lyriques d’une valeur égale à telle pièce des Feuilles d’automne, des Chants du crépuscule ou de la Légende des siècles.

Il est vrai que les romantiques invoquent pour excuse l’exemple de Shakspeare lui-même, chez lequel on trouve fréquemment « des échappées rapides vers la nature, des élans de l’âme au-dessus de la situation, des ouvertures de la poésie à travers le drame[1]. » Mais dans Shakspeare les personnages n’ont de ces effusions que lorsque la situation où ils se trouvent les leur arrache comme des cris; le lyrisme chez eux n’est pas un effet voulu, c’est une explosion naturelle des passions exaltées. Et d’ailleurs, même dans ces brusques échappées, chacun des héros conserve son individualité. C’est bien toujours Othello amoureux et mordu par la jalousie, et non Shakspeare, qui s’écrie en contemplant Desdemona endormie:— « Éteignons ce flambeau, et après nous éteindrons cet autre. Lorsque j’aurai soufflé sur ta flamme, ô ministre de la lumière, je pourrai, si je me repens, te rallumer de nouveau... mais si je t’éteins, ô toi, la plus exquise forme qui soit sortie des mains de la nature, je ne connais pas de feu prométhéen qui puisse te rallumer. Quand j’aurai coupé la rose, je ne pourrai pas lui rendre sa sève vitale, et il faudra qu’elle reste fanée... Respirons-la du moins encore sur sa tige... » — Mais ce n’est pas Charles-Quint, c’est le poète lyrique de 1830 qui, sur les degrés du tombeau de Charlemagne, trouve ces images grandioses :

Ah ! le peuple! — océan! — onde sans cesse émue !
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue!
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !

  1. Théophile Gautier, Histoire du romantisme.