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Cette politique du cas donné, von Fall zu Fall, remplit de mélancolie les libéraux; ils ne se sentent jamais assurés du lendemain, ni protégés contre les évolutions soudaines, contre les brusques retours d’un génie primesautier, qui préfère les expédiens aux solutions et subordonne tous les intérêts à ceux de l’armée et des affaires étrangères, les seuls qu’il prenne vraiment au sérieux.

Au reste, si les libéraux sont mélancoliques, quel est aujourd’hui en Prusse le parti qui se sente vraiment heureux et qui dise à pleine bouche : » Je suis content? » La politique du cas donné a produit le Kulturkampf, et les profondes blessures qu’elle a faites aux catholiques saigneront longtemps encore. De leur côté, les conservateurs se plaignent que, par caprice ou par légèreté, ou pour satisfaire à l’intérêt du moment, on a porté d’irréparables atteintes à des institutions précieuses qui leur étaient chères, et qu’on travaille à détruire en Prusse les vieux moyens de gouvernement, sans les remplacer par aucun autre. Le commerce et l’industrie, paralysés par une crise dont on ne voit pas la fin, se disent tout bas que ce n’est pas le protectionisme qui ramènera la prospérité, qu’on obtiendrait des résultats plus heureux d’une diminution du budget militaire. Mais à moins d’être un socialiste à tous crins, qui oserait proposer de toucher à l’armée ?

Ce qui doit consoler tous les mécontens, c’est que M. de Bismarck lui-même n’est pas heureux; il ne peut entrevoir sans frémir la perspective de rentrer dans Berlin pour y affronter de nouveau la fatigue des explications et le mortel ennui des discussions. C’est un cas étrange que celui d’un grand politique qui a l’humeur solitaire. On peut à la rigueur écrire l’histoire dans une solitude, mais on ne peut en faire sans quitter le coin de son feu. Les grands ambitieux doivent se résigner à supporter le contact, le bruit et l’odeur de l’humaine cohue, ils doivent laisser aux philosophes les intimes douceurs d’une retraite aimée. Dernièrement une caricature du Kladderadatsch représentait le prince de Bismarck en costume de voyageur, revenant de Kissingen ou du Lauenbourg et ne faisant que traverser Berlin. Le pied sur le seuil de la chancellerie impériale, il disait à son compagnon de wagon, qui se disposait à le quitter : « Attendez-moi ici, mon cher docteur; je ne vous demande que le temps de régler les affaires intérieures de l’empire, je suis à vous dans l’instant. » Cependant l’industrie humaine est si inventive ! elle réussit à parer aux inconvéniens des situations les plus délicates, à subvenir aux faiblesses des grands hommes. Le télégraphe parlant ou téléphone, qu’on expérimente aujourd’hui en Allemagne comme en Angleterre, ne semble-t-il pas avoir été inventé tout exprès pour le chancelier de l’empire germanique? Grâce à ce merveilleux instrument, vous pouvez, en appliquant votre bouche à l’ouverture d’un cornet transmetteur, faire parvenir votre voix à deux cents lieues