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de l’auteur sans doute, mais en toute exactitude, le roman de Dominique.

Dominique n’a donc pas manqué sa vie autant qu’il le croit, mais il est possible en revanche que la nature ait quelque peu manqué sa personne. Un excentrique connu dans le monde littéraire parisien divisait un jour les poètes érotiques de tous les temps en deux classes, les verticaux et les horizontaux. Ce sont là des termes plus que bizarres assurément, ils ne recouvraient cependant qu’une division d’une justesse élémentaire. Par verticaux il entendait les poètes érotiques dont la passion sans poltronnerie va droit à son but comme la flèche qui part de l’arc, et ne s’est jamais attiédie aux innombrables stations amoureuses de la carte du Tendre. Par horizontaux au contraire il entendait ceux dont la passion se dérobe comme l’horizon devant le voyageur, recule sous le regard tout en paraissant fixe, et s’attarde en mille délicatesses par lesquelles, dupe volontaire, elle donne le change à son ardeur. D’après cette belle définition, Catulle et Properce étaient des verticaux, et Horace n’était qu’un pauvre diable d’horizontal. Il y a vraiment quelque chose de cette horizontalité-là dans la passion de Dominique, qu’il traîne en longueur comme son récit, et dans sa nature dont un je ne sais quoi d’imparfait et d’incomplet marque toutes les actions. Le secret de Dominique, c’est une sorte de demi-impuissance de l’âme qui le rend insuffisant au labeur écrasant de la vie et qui l’a contraint à diminuer la tâche en coupant court à ses ambitions et en se réduisant aux quelques devoirs de l’obscur particulier. Sous ce rapport, Dominique est un arrière-petit-neveu de ce type à jamais célèbre dans la littérature du désespoir, Obermann, et ce n’est pas une simple analogie que je prétends établir, c’est un rapprochement véritable. En composant son récit, Fromentin a eu certainement présent à l’esprit ce type, qu’il s’est efforcé de varier en le plaçant dans des conditions plus modernes et plus voisines de la réalité habituelle. Là est pour un lettré le véritable intérêt poétique de Dominique. La tentative était ingénieuse, pourquoi faut-il que nous soyons encore forcé de dire qu’elle était irréalisable? Trompé par son amour des nuances, Fromentin ne s’est pas aperçu que le cas d’Obermann est de ceux qui ne les admettent pas. Ce qui fait la poésie et la grandeur d’Obermann, c’est l’impuissance absolue sans remèdes et sans consolations. Ah ! qu’il y a loin de la solitude et de la tristesse d’Obermann, ascète sans Dieu, condamné à un perpétuel soliloque en face de la nature, sourde aux torrens d’éloquence par lesquels il célèbre ses beautés et ignorante des trésors d’amour qu’il lui prodigue, à la solitude peuplée et à la tristesse consolée de Dominique, hôte aimable, chasseur alerte et causeur élégant !