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plus menus rouages. Ce Dominique qui s’est retiré du monde, et qui nous dit avoir renoncé à toutes les ambitions, ne s’aperçoit pas qu’il en a gardé une dernière, — des moins communes, il est vrai, — celle d’avoir manqué sa vie, car l’histoire qu’il nous raconte dans ses plus minutieux détails ne justifie pas du tout cette singulière prétention. Lorsqu’il n’était encore qu’un enfant sur les bancs du collège, il s’est épris d’une jeune fille déjà mûre pour le mariage et qui ne pouvait lui appartenir; il n’a pas voulu renoncer à cette passion, il n’a cherché à l’oublier par aucune diversion vulgaire, et il a voulu en faire l’amour de toute sa vie, bien qu’il sût que cet amour devrait rester platonique sous peine de devenir criminel. Il a donc aimé longtemps et avec fidélité, il a eu le bonheur de voir enfin son amour partagé, il a su respecter celle qu’il aimait, et, lorsque cet amour a dû cesser, il n’en a gardé aucun remords. Poésie et grandeur morale mises à part, par son principe c’est presque l’amour de Dante pour Béatrice, par ses conditions c’est presque l’amour de Pétrarque pour Laure. Ces deux grands hommes se sont estimés heureux d’un amour préservé contre toute déchéance, pourquoi Dominique en a-t-il tiré un sentiment de malheur et une habitude de tristesse? Est-ce parce qu’il regrette que cet amour n’ait pas reçu une satisfaction plus complète ? Du tout, Dominique n’est pas charnel et eût été honteux de souiller son idéal au profit d’une réalité brutale. Estime-t-il qu’il a manqué sa vie pour avoir eu le tort de prolonger outre mesure un amour né d’un premier désir de l’adolescence ? Pas davantage. Dominique a l’âme trop délicate pour ressentir un regret si vulgaire, et garder un dépit si bas contre la destinée qu’il s’est faite. Cette destinée enfin l’a-t-elle conduit à des conséquences tragiques, l’a-t-elle condamné à l’isolement, au désespoir, à la tentative du suicide comme son ami d’Orsel? Pas le moins du monde. Elle s’est dénouée tranquillement, comme les contes heureux, par un mariage, et la société estime d’ordinaire que les passions qui font manquer la vie sont celles qui condamnent leur victime au célibat à perpétuité. Pendant le cours de sa jeunesse, il a écrit, et beaucoup; il a fait des vers comme un grand nombre et de la prose comme tout le monde, il a eu des succès d’estime comme poète et des succès plus retentissans comme publiciste; il ne tenait qu’à lui de les continuer, il a cru devoir y renoncer, mais ici encore ce n’est pas la destinée qui lui a manqué. La conclusion qui ressort de ce livre pour le froid lecteur, c’est que la psychologie est réellement la reine du monde, et que le bonheur et le malheur n’existent que selon l’opinion et surtout l’état d’âme de celui qui les ressent. Une bataille perdue est une bataille qu’on croit perdue, disait Napoléon; une existence manquée est une existence qu’on croit manquée, nous dit, à l’insu