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dans les notes de son père, il en a fait un usage que l’habile conseiller de la reine n’aurait pas approuvé.

En somme, dans cette espèce d’enquête sur la passagère impopularité du prince, tout ce qui a rapport à sa qualité d’étranger, à ses habitudes de provenance germanique, à sa tenue, à son esprit, à son langage, tout cela, chez un prince devenu si profondément anglais, méritait à peine d’être noté en passant. J’admire bien mieux ce qui concerne, non plus le foreigner, mais l’homme même. Il y a là des traits qui intéressent l’histoire générale. La haute société britannique le trouvait, dit-on, beaucoup trop réservé. Il lui manquait ce que M. Ernest de Stockmar appelle the free and easy manner, et ce qu’il traduit librement par ces mots : « les manières sans gêne et quelque peu burschikoses qui sont de mode aujourd’hui. » Le prince, — c’est encore M. Ernest de Stockmar qui parle d’après les notes de son père, — ne s’accommodait pas aux mœurs, ou plutôt à l’absence de mœurs, d’une partie du grand monde. Cette moralité rigoureuse (moralité maudite, a dit un homme d’état anglais), était désagréable à beaucoup de gens. Une lettre adressée au Times pendant la crise du mois de janvier 1854, et conservée par Stockmar, donne à ce sujet de curieuses indications. C’est un défenseur du prince qui l’a écrite : « Évidemment, dit-il, le prince n’est point assez pervers. Nous avons enfin une cour honnête et pure. Les principes sont respectés ; les gens sans principes le sentent bien et ne le pardonneront jamais. Ils parlent de pruderie ; ce mot de leur vocabulaire signifie résistance à l’immoralité. Ils l’appellent philistin ; cela veut dire qu’il ne parie pas, qu’il ne joue pas, qu’il n’aime pas les propos scandaleux, qu’il n’entretient pas de danseuse. » La partie la plus curieuse de cet exposé, celle que réclame l’histoire, c’est le résumé des causes politiques d’où est née la question du prince Albert. Parmi tant d’accusations dirigées contre le prince, il y en a deux qui dominent toutes les autres, et qui, si fausses qu’elles soient, suffisent à expliquer ce soulèvement général.

La première est celle que préféraient les hauts tories et les protectionistes. Les hauts tories, on se le rappelle, lui avaient été hostiles dès avant son mariage. Ils le traitaient déjà de radical, ils élevaient des doutes sur ses croyances religieuses, ils lui supprimaient toute une part de sa liste civile[1]. Ce fut bien autre chose lorsque le prince, dans sa sollicitude pour les intérêts des classes pauvres, devint si naturellement l’ami de sir Robert Peel. Toutes les haines que le grand réformateur avait attirées sur sa tête s’acharnaient aussi contre le prince. N’était-ce pas lui qui, après la

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1875, l’étude intitulée : le Mariage de la Reine.