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anglais devant une supériorité que ne reconnaît pas l’histoire. Le prince devait à son pays des mérites sérieux que nul ne conteste ; ses idées libérales, il les devait à son éducation, à son séjour en Belgique, à son étude de la France, surtout à la longue pratique de la vie anglaise. Est-ce donc parce que le prince était de race allemande qu’il devait déplaire à la fois aux tories opiniâtres et aux radicaux forcenés, c’est-à-dire à tous les aveugles ? Il suffisait pour cela qu’il fût libéral ; son éducation anglaise a tout l’honneur de ces deux haines en sens contraire, qu’il a si résolument bravées.

On voit que M. Ernest de Stockmar, en croyant défendre le prince Albert, irriterait plutôt contre sa mémoire le sentiment national des Anglais. Voici un autre exemple de la même maladresse. M. Ernest de Stockmar nous révèle que les conservateurs anglais avaient aussi leurs griefs contre le prince allemand. On lui reprochait des dispositions à la métaphysique. « Les idées allemandes, dit l’écrivain de Cobourg, sont déjà par elles-mêmes antipathiques aux classes conservatrices en Angleterre ; mais si elles se couvrent d’un certain vernis philosophique, oh ! alors, c’est de la métaphysique allemande, c’est-à-dire quelque chose d’intolérable, quelque chose de particulièrement dangereux. » M. Ernest de Stockmar, qui n’est pas suspect en pareille matière, veut bien reconnaître que cette antipathie est assez naturelle, et que peut-être elle n’existerait point si les philosophes allemands les plus célèbres n’avaient employé un langage barbare, inintelligible, un véritable jargon. Le prince ne se servait pas de ce jargon, il s’en faut bien ; mais il aimait les idées générales, et comme il lui arrivait parfois de les réduire en formules, ceux qui ne comprenaient pas tout de suite le traitaient de métaphysicien. Un jour, dans une commission chargée de tracer un plan pour la décoration des salles du parlement, le prince, qui présidait la séance, proposa d’introduire des catégories, Rien de plus simple : il voulait dire que tous les grands services du pays, la vie parlementaire, l’armée, la marine, le commerce, l’industrie, la science, les arts, devaient être représentés dans ce travail. À ce mot de catégories, voilà des fronts qui se rembrunissent. On pense à Aristote, aux scolastiques, à Kant. « Vraiment, s’écrie tout effarouché le poète et critique d’art Gally Knight, votre altesse royale pense-t-elle que nous devons nous enfoncer dans la métaphysique ? »

Il paraît que le prince Albert aimait à raconter cette anecdote. Rien de mieux, ce sont là de ces choses qui appartiennent de droit à la conversation ; mais s’armer de ce détail pour montrer l’infériorité philosophique de l’esprit anglais en face de la supériorité de l’esprit allemand représenté par le prince, c’est d’un goût plus que douteux. Si M. Ernest de Stockmar a trouvé quelque chose de semblable