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L’idéal militaire qui a brillé aux yeux de l’Allemagne n’est pas à beaucoup près celui qu’elle avait rêvé : ce que lui promettait la philosophie de l’histoire, construite pour sa gloire et à son usage, c’était la conquête du monde par les idées plutôt que par les armes. Joignez à cela la destruction graduelle par la critique des traditions et des croyances religieuses qui, en se retirant, semblent emmener avec elles tout ce qui faisait la beauté et la valeur de la vie. La science, il est vrai, est en pleine floraison, et ses progrès devraient consoler l’homme; mais elle n’a pas encore fourni à la masse du genre humain une source nouvelle d’inspiration, de nouvelles formes qui puissent traduire ses émotions. L’absence de tout élan et de toute rénovation dans l’art, une sorte d’épuisement qui est probablement plus qu’un phénomène passager, laisse sans satisfaction aucune le besoin d’enthousiasme qui est en nous. Le seul art qui semble conserver une vitalité suffisante et quelque fécondité interne, c’est la musique qui, dans les voies particulières où elle s’engage, tend à devenir elle-même l’expression du tempérament pessimiste, comme le prouvent les engagemens secrets, presque mystiques, qui relient Wagner et la musique de l’avenir à l’école de Schopenhauer.

Il faut tenir compte aussi d’un élément littéraire qui a son importance, l’éclat des qualités qui ont si vivement attiré l’attention de l’Allemagne sur le nom de Schopenhauer, dès qu’un rayon de lumière est tombé sur lui, cette verve d’écrivain humoristique, cette critique sanglante des philosophes d’universités, ces brillantes diatribes contre Hegel et son école, cette vive satire des mœurs pédantesques et de la sentimentalité, cette justice vengeresse, plus amusante que terrible, exercée contre les femmes, instrumens de l’amour qu’il maudit, agens secrets du génie de l’espèce qu’il condamne. Et puis, le vieux fond de romantisme germanique s’est réveillé à la voix des pessimistes. Il y a quelque orgueil secret à prendre la pose héroïque d’un martyr de l’absolu, à se sentir enchaîné sans espoir par la nature même des choses et à se charmer soi-même du bruit de ses chaînes. « En réalité, dit spirituellement M. Sully, le pessimisme flatte l’homme en lui présentant un portrait de lui-même où il apparaît comme un autre Prométhée, un Prométhée vaincu, torturé par la main implacable d’un nouveau Jupiter, l’univers qui nous a engendrés et qui nous contient, l’univers qui nous accable et qui ne peut venir à bout ni de notre résistance ni de notre fier défi. Le pessimisme place son fidèle sur le piédestal d’une divinité outragée et souffrante et l’expose à sa propre admiration, à défaut de l’admiration des spectateurs qui l’entourent. »

Une des causes les plus agissantes du succès de cette philosophie, c’est aussi qu’elle donne une impression, une voix aux mécontentemens