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de sentiment qui déjoue tous les calculs, qui échappe à toute loi d’évaluation, à toute appréciation du dehors. Comme le disait spirituellement un critique anglais[1] : Vous aimez mieux qu’on vous arrache une dent malade, moi j’aime mieux supporter le mal de dents; qui jugera entre nous? — L’un préfère épouser une femme belle et sotte, l’autre une femme laide et spirituelle; qui a raison? — La solitude est une peine insupportable pour vous, c’est un plaisir pour moi. Lequel de nous deux a tort? Ni l’un ni l’autre. — Un matelot de Londres aime mieux son gin que le plus noble claret; démontrez-lui qu’il se trompe! — Tel de vos amis adore les chansons comiques et bâille aux symphonies de Beethoven. Vous avez le droit de dire qu’il manque de goût; que lui importe? L’empêcherez-vous de s’amuser? — Un homme est né avec un organisme solide, un cerveau bien constitué, des facultés bien équilibrées; il se plaît à la lutte, à l’exercice de sa volonté contre les obstacles, hommes ou choses. Un autre est maladif, timide à l’excès; son imagination et ses nerfs sont ouverts aux impressions exagérées; la lutte l’effraie. C’est pour celui-ci, non pour l’autre, que Hartmann aura raison de dire que l’effort est une peine et la volonté une fatigue. Qui décidera si cet état est en soi une peine ou un plaisir? — Le sentiment du plaisir ou de la peine est le plaisir ou la peine même, le sentiment du bonheur se confond avec le bonheur. Vous me dites que ma vie est mauvaise ; que m’importe, si je la trouve bonne? J’ai tort d’être heureux? soit; mais je le suis, si je crois l’être. Il n’en est pas du bonheur comme de la vérité, il est tout subjectif : si l’on rêvait toujours et que l’on rêvât qu’on est heureux, on aurait été toujours heureux. — Tout bilan de la vie humaine dressé sur l’examen comparatif des peines et des plaisirs est faux par son point de départ, qui est l’appréciation individuelle de celui qui l’établit. Encore faut-il suivre dans ces évaluations, avec la part de l’individu, celle du système et tenir compte de la nécessité que l’on s’est imposée d’avoir raison, même contre les faits.

Reste l’autre question, celle de la valeur de l’existence considérée en soi, de la valeur absolue qu’elle comporte. Cette question, la seule qui compte, est la seule qui soit complètement négligée par les pessimistes; elle mérite d’être étudiée pourtant, mais elle ne peut être traitée que si l’on s’établit dans un tout autre ordre de considérations. Il règne dans toute l’analyse de M. de Hartmann une erreur fondamentale sur la signification et le sens de la vie. Si l’objet de l’existence est la plus grande somme de jouissances, il est possible que l’existence soit un malheur. Mais si c’est Kant qui

  1. ''Review of Westminster, january 1876.