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des conditions d’un état d’indifférence absolue (santé, jeunesse, bien-être, liberté, travail), que ce sont là de simples capacités de jouir, non des jouissances réelles, qu’elles sont égales au non-être, qu’elles représentent zéro au thermomètre de la sensibilité. Quant aux autres formes du plaisir, elles sont réelles, mais elles coûtent plus cher qu’elles ne valent; elles sont achetées au prix d’un plus grand nombre de maux, elles reposent donc sur une pure illusion : ce sont, pêle-mêle et sur le même rang, les appétits, la faim, l’amour, les joies de la famille, l’amitié, le sentiment de l’honneur, l’ambition, la passion de la gloire, les émotions religieuses, la moralité. Tout cela constitue une somme de plaisir subjectivement réels, mais fondés sur une illusion, sur un excédant de félicité espérée et par conséquent illusoire. Enfin viennent les plaisirs objectivement réels, ce sont les jouissances de la science et de l’art, mais ces jouissances-là sont très rares et ne sont à la portée que d’une élite. Et cette élite même, par sa supériorité de nature, paie la rançon de ses avantages; elle est condamnée à souffrir plus que le reste de l’humanité.

Nous ne reviendrons pas sur l’examen que l’on a fait ici de cette balance de la vie[1]. Ce que nous voudrions, c’est bien marquer la distinction de ces deux questions fort différentes, que les pessimistes confondent toujours : celle du prix de l’existence pour chacun de nous et celle du prix de l’existence considérée en soi, la valeur relative et la valeur absolue de la vie humaine. La première question n’est pas susceptible d’une réponse péremptoire, et toutes les considérations subtiles, destinées à nous convaincre que nous devons être malheureux, sont de la peine et du temps perdus. Il n’y a pas de commune mesure ni entre les biens comparés les uns aux autres, ni entre les maux comparés entre eux, ni entre les biens et les maux : il n’est possible de les comparer ni dans le sujet, ni dans l’objet, ni dans l’acte qui les constitue. Ici tout essai d’analyse quantitative est chimérique; la qualité des biens et des maux est le seul point de vue d’une comparaison plausible; or la qualité n’est pas réductible en nombres. Donc pas de méthode de détermination précise, pas de tarif possible, pas de signe mathématique ou de formule qui expriment la valeur du plaisir et de la peine, et par conséquent l’idée de dresser le bilan de la vie humaine est une chimère. Il y a des bonheurs si vifs qu’un éclair de ces joies dévore une vie de misère; il y a des douleurs si intenses qu’elles dévorent en un instant et pour toujours une vie heureuse. D’ailleurs le plaisir et la peine contiennent un élément subjectif d’appréciation, une part toute personnelle de sensation ou

  1. M. Albert Réville, Revue du 1er octobre 1874.