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enlaidie et maussade, grand Dieu, quel tableau ! Laissons les deux amans de Vérone à la tombe qui garde leur jeunesse, leur amour et leur gloire.

Dans toute cette chimie et cette physiologie de l’amour, Schopenhauer ne tient nul compte de la fin véritable qui élève et légitime l’amour, en le payant au centuple de ses sacrifices et de ses peines, la formation de la famille et la création du foyer. On peut mesurer ce bonheur à la douleur qui remplit l’âme quand la mort vient éteindre la flamme de ce foyer et en briser à jamais les pierres vivantes. Schopenhauer oublie aussi la forme la plus pure que l’amour puisse revêtir dans une âme humaine grâce à la faculté d’idéaliser, sans laquelle on n’expliquera jamais ni la science, ni l’art, ni l’amour. De même qu’il suffit d’une sensation pour exciter toutes les énergies de la pensée et lui faire produire, en certaines circonstances, les œuvres les plus admirables du génie, dans lesquelles toute trace de la sensation primitive aura disparu, ainsi c’est le propre de l’homme de transfigurer ce qui n’est qu’un instinct animal, d’en faire un sentiment désintéressé, héroïque, capable de préférer la personne aimée à lui-même, et le bonheur de cette personne à la poursuite passionnée du plaisir. Cette faculté d’idéaliser tout ce qui le touche, l’homme l’exerce aussi loin que va son empire; c’est grâce à elle que l’amour se transforme, change d’essence, perd dans sa métamorphose presque tout souvenir de son humble point de départ. La science retrouve l’universel dans une sensation limitée, l’art crée des types que les formes réelles suggèrent et ne contiennent pas, l’amour s’affranchit de l’instinct qui l’a fait naître, et s’élève jusqu’au don de soi, jusqu’au sacrifice. Voilà par où l’homme se reconnaît, par où il échappe à la nature ou plutôt se crée une nature nouvelle où sa personnalité se consacre et s’achève.

Telle est dans toutes les questions qui touchent à la vie humaine l’infirmité radicale du pessimisme; c’est là un exemple caractéristique par lequel on peut juger l’étroitesse et l’infériorité du point de vue où se place l’école pessimiste pour estimer le prix de la vie, et déclarer après examen qu’elle ne vaut rien et que la meilleure ne vaut pas le néant. Nous aurions les mêmes réflexions à faire à propos de la méthode qu’emploie M. de Hartmann et des conclusions qu’il en tire. Il s’est appliqué, on le sait, à résoudre ce problème posé par Schopenhauer : « Étant donné le total des biens et des maux qui existent dans le monde, établir la balance[1]. » De là une analyse très étendue des conditions et des états de la vie, sous le rapport du plaisir et de la douleur. On nous démontre que la plupart de ce qu’on appelle des biens ne sont que des états négatifs,

  1. Philosophie de l’Inconscient, premier stade de l’illusion.