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triomphant des difficultés de la science ou des résistances de l’art, du travail enfin, le véritable ami, le vrai consolateur, celui qui relève l’homme de toutes ses défaillances, qui le purifie et l’ennoblit dans sa vie intérieure, qui le sauve des tentations vulgaires, qui l’aide le plus efficacement à porter son fardeau à travers les longues heures et les jours tristes, celui à qui cèdent pour quelques momens les plus inconsolables douleurs ? En réalité le travail, quand il a vaincu les premiers ennuis et les premiers dégoûts, est par lui-même, et sans estimer les résultats, un plaisir et un des plus vifs. C’est en méconnaître le charme et les douceurs, c’est calomnier étrangement ce maître de la vie humaine qui n’est dur qu’en apparence, que de le traiter comme le traitent les pessimistes, en ennemi. Voir sous sa main ou dans sa pensée croître son œuvre, s’identifier avec elle, comme disait Aristote[1], que ce soit la moisson du laboureur, ou la maison de l’architecte, ou la statue du sculpteur, ou un poème ou un livre, qu’importe ? Créer en dehors de soi une œuvre que l’on dirige, dans laquelle on a mis son effort avec son empreinte et qui le représente d’une manière sensible, cette joie ne rachète-t-elle pas toutes les peines qu’elle a coûté, les sueurs versées sur le sillon, les angoisses de l’artiste, soucieux de la perfection, les découragemens du poète, les méditations parfois si pénibles du penseur ? Le travail a été le plus fort, l’œuvre a vécu, elle vit, elle a tout racheté d’un seul coup, et de même que l’effort contre l’obstacle extérieur a été la première joie de la vie qui s’éveille, qui se sent elle-même en réagissant contre ses limites, ainsi le travail, qui est l’effort concentré et dirigé, parvenu à la pleine possession de lui-même, est le plus intense de nos plaisirs, parce qu’il développe en nous le sentiment de notre personnalité en lutte avec l’obstacle et qu’il consacre notre triomphe au mains partiel et momentané sur la nature. Voilà l’effort, voilà le travail dans sa réalité.

Nous sommes au cœur même du pessimisme en discutant cette question. S’il est prouvé que la volonté n’est pas nécessairement et par essence identique à la douleur, s’il est acquis à la vie et à la science que l’effort est la source des plus grandes joies, le pessimisme n’a plus de raison d’être. Poursuivons cependant l’examen des thèses secondaires qui viennent se grouper autour de cet argument fondamental.

Tout plaisir est négatif, nous dit Schopenhauer, la douleur seule est positive. Le plaisir n’est que la suspension de la douleur, puisque par définition il est la satisfaction d’un besoin et que tout besoin se traduit par une souffrance. Mais cette satisfaction, toute négative,

  1. Ἐνεργείᾳ ὁ ποιήσας τὸ ἔργον ἔστι πως (Ethic., IX, 7).