Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Schopenhauer. La lutte de ces deux esprits est visible d’une page à l’autre, souvent dans la même page.

C’est Kant qui inspire encore quelques belles pensées sur la vie humaine et le monde lui-même, inexplicables sans la finalité morale, ou bien ce touchant aveu que ce qu’il y a de meilleur au monde, c’est la bonté, et que « la meilleure base de la bonté, c’est l’admission d’un ordre providentiel où tout a sa place et son rang, son utilité, sa nécessité même[1]. » C’est Schelling qui règne à certaines heures et qui reprend son empire à travers les inquiétudes et les découragemens quand on nous dit : « L’univers a un but idéal et sert à une fin divine ; il n’est pas seulement une vaine agitation, dont la balance finale est zéro. Le but du monde est que la raison règne[2] ; » ou bien encore : « La philosophie des causes finales n’est erronée que dans la forme. Il ne s’agit que de placer dans la catégorie du fieri, de la lente évolution, ce qu’elle plaçait dans la catégorie de l’être et de la création. » Mais ces clartés sereines ne durent pas et s’éteignent graduellement dans les ombres du pessimisme. Même dans la partie du livre consacrée aux Certitudes, ce qui domine, c’est l’idée lugubre d’une ruse gigantesque qui plane sur la nature humaine, l’enlace dans ses inévitables lacets et la pousse par la persuasion ou par la force à des fins inconnues à travers l’obstacle et la souffrance. « Il y a quelque part un grand égoïste qui nous trompe, » que ce soit la nature ou Dieu : c’est l’idée fixe qui revient sans cesse, qui obsède l’esprit de l’auteur et remplit son livre de la plus sombre poésie. Le machiavélisme instinctif de la nature, les fourberies qu’elle emploie pour arriver à ses fins par nous, malgré nous, contre nous, voilà le grand drame qui se joue dans le monde et dont nous sommes les acteurs et les victimes. Partout c’est la nature qui dupe les individus pour un intérêt qui leur est étranger, dans tout ce qui touche aux instincts, à la génération, à l’amour même : « Tout désir est une illusion, mais les choses sont ainsi disposées qu’on ne voit l’inanité du désir qu’après qu’il est assouvi… Pas d’objet désiré dont nous n’ayons reconnu, après l’embrassement, la suprême vanité. Cela n’a pas manqué une seule fois depuis le commencement du monde. N’importe, ceux qui le savent parfaitement d’avance désirent tout de même, et l’Ecclésiaste aura beau prêcher éternellement sa philosophie de célibataire désabusé, tout le monde conviendra qu’il a raison, et néanmoins désirera. » — « Nous sommes exploités, » voilà le dernier mot du livre. « Quelque chose s’organise à nos dépens ; nous sommes le jouet d’un égoïsme supérieur… L’hameçon

  1. Dialogues philosophiques, par M. Ernest Renan, Introduction, p. XVI.
  2. Ibid., p. XIV.