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fussent produits, c’est-à-dire fussent irréparables. Ce n’est pas impunément, a-t-on dit, que les sociétés se donnent un mauvais gouvernement ; il a toujours des conséquences funestes. Cela est encore plus vrai des mauvais impôts, — les intérêts matériels sont plus prompts à s’alarmer que les intérêts politiques, et, aussitôt qu’ils s’alarment, ils ont un moyen bien simple d’échapper aux mesures qui les froissent, c’est de s’en aller au dehors, emportant avec eux les capitaux et l’intelligence du pays. Les économistes célèbres qui ont admis l’impôt progressif modéré étaient dans un milieu social tout différent du nôtre ; ils n’avaient point devant eux une démocratie triomphante et appelée de plus en plus à gouverner l’état ; ils ne connaissaient point le suffrage universel, et ils pouvaient supposer que la modération qu’ils recommandaient serait facilement appliquée, et qu’on éviterait les excès d’un principe qu’ils condamnaient eux-mêmes. Aujourd’hui, avec les principes nouveaux qui existent en politique, la perspective de cette modération ne serait qu’un leurre.

Il y a bien en ce moment en Prusse une certaine application de l’impôt progressif sur une échelle assez modérée, c’est celle qui résulte de la taxe dite des classes. Cette taxe, qui atteint presque tout le monde, depuis ceux qui possèdent 525 francs de revenu jusqu’à ceux qui ont 3,750 francs, varie entre 3 fr. 75 cent, et 90 francs ; c’est-à-dire qu’elle commence à moins de 1 pour 100 pour les revenus de 525 francs, et arrive à 2 3/4 pour ceux de 3,750 francs : c’est sa limite extrême. Au-delà, elle prend le nom de taxe sur le revenu et ne cesse plus d’être proportionnelle. Nous ne nous chargeons pas d’expliquer cette anomalie assez bizarre qui consiste à établir une progression pour les revenus inférieurs et à la supprimer pour les revenus élevés ; mais ce n’est certainement pas ainsi qu’on l’entendrait chez nous, on ferait tout le contraire. Une fois l’impôt progressif admis, on en mettrait d’abord le poids le plus lourd sur les grandes fortunes, et on l’augmenterait ensuite à plaisir, à mesure que les besoins de l’état deviendraient plus grands, jusqu’à ce qu’on lui ait fait produire ses conséquences extrêmes, qui sont la ruine du pays. On est ici comme en présence de l’engrenage d’un mécanisme, il ne faut pas lui livrer le bout du doigt, si l’on ne veut pas que tout le corps y passe.


VICTOR BONNET.