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maisons blanches se détachaient en plein ciel, ainsi que les nids des cigognes sur les minarets des villes d’Asie. Ce sont les couvens des Météores (meteora, suspendu en l’air), vraies maisons de prière, qui peuvent bien être en communication avec le ciel, mais que rien ne rattache à la terre. La légende qui attribue leur construction à des puissances célestes a dû s’établir sans peine, car on ne conçoit pas comment des architectes humains ont pu élever des matériaux sur ces cimes. Là-haut vivent de petites communautés de stylites, des moines qui ont fait vœu de ne plus quitter ces prisons aériennes, où leur vie s’écoule sur un plateau de quelques mètres carrés : j’y ai vu des vieillards qui, depuis cinquante ans n’étaient pas redescendus dans le bas monde. Quelques-uns des couvens sont à la rigueur accessibles par un système d’échelles et de boyaux dans le roc, devant lequel hésiterait le plus intrépide gymnaste ; mais le moyen de communication habituel pour se hisser jusqu’à eux, le seul possible pour ceux qui s’élèvent le plus haut, sur des aiguilles perpendiculaires et sans arêtes, est autrement original. Quand le visiteur ou le frère chargé d’apporter les provisions hèle les solitaires du fond de la gorge, il voit apparaître sur le rebord de la crête deux ou trois ombres noires, toutes petites à cette distance ; les ombres déroulent sur un tour une longue corde qui descend, apportant à son extrémité un filet de sparterie ; dès qu’elle a touché terre, on emmaillotte dans le filet le voyageur pour les régions aériennes, on donne le signal, la corde remonte lentement et apporte, après plusieurs minutes, son fardeau aux moines, qui le reçoivent sur la plate-forme.

Il faut avouer que la première expérience de ce mode d’ascension est absolument déplaisante. Replié sur lui-même dans le filet, dont les larges mailles laissent apercevoir en dessous l’abîme béant, balancé dans le vide ou heurté aux aspérités du roc par le mouvement de pendule de la corde, le voyageur regarde mélancoliquement décroître ses compagnons restés à terre, sans que les têtes qui l’attendent là-haut grossissent beaucoup ; ses souvenirs littéraires lui rappellent avec une netteté surprenante les détails dramatiques de la chute de Claude Frollo sur le parvis Notre-Dame. Les aigres craquemens de la poulie vermoulue lui apportent d’en haut une musique en harmonie avec ses pensées ; pour peu qu’il soit familier aux habitudes conservatrices et insoucieuses de l’esprit oriental, il ne manque pas de se dire que corde et poulie doivent servir depuis un temps immémorial, et que tout a une fin. Pour être fixé à ce sujet, je demandai au caloyer qui reçut le filet et me délivra sur le balcon de son aire quand on changeait la corde : o Mais, répondit-il avec étonnement, quand elle casse ! » Cette assurance n’embellit pas les émotions de la descente, qui offre un