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que le Dieu d’Abraham recueille le père dans son sein ! Il est parti pour les Indes, croyant amasser une grande fortune ; et voilà que l’autre semaine des marins de Bassorah sont venus m’apprendre que le bâtiment où il était a péri dans le golfe avec tout son bien. Nous sommes ruinés, que le Dieu d’Abraham ait pitié de nous ! » — Je répliquai vainement que Zacharias avait dû laisser mes pierres : le traître continua ses lamentations, m’offrant de fouiller la maison pour m’assurer de sa misère ; comme je le menaçai de la justice, il me répondit hypocritement qu’il me suivrait sur l’heure au tribunal, sachant bien que j’avais plus à craindre que lui de toute démarche bruyante. Il referma la porte en gémissant, tandis que je maudissais dans mon impuissance le toit et la race d’Ibn-Jéhoudah ; je me retrouvai dans la rue, seul, dépouillé, aussi pauvre que le jour où ma mère me jeta au monde, mais avec des cheveux blancs sur la tête et la tombe devant moi.


VI

En quittant la maison du juif, tout accablé de la chute de mes espérances, j’entrai machinalement dans un de ces cafés où le peuple de Bagdad se divertit le soir à écouter les conteurs en renom. Hadji-Mohammed-Hafiz, conteur célèbre dans tout le pays arabe, occupait à ce moment la banquette et disait aux auditeurs accroupis sur les nattes à ses pieds une histoire qui finissait ainsi :

« Un jour d’été, au temps des glorieux khalifes, — car vous verrez, croyans, que tout ceci ne serait plus possible aujourd’hui, — le Bien et le Mal se rencontrèrent dans un jardin de Damas ; ne sachant que faire pour se distraire durant la chaleur du jour, ils résolurent de jouer le monde aux dés. Le Mal, ayant préparé les dés, gagna par fraude et se prétendit maître du monde. Une discussion s’ensuivit, les deux joueurs vinrent devant le cadi. Le Bien expliqua la tromperie de son adversaire ; mais le Mal avait acheté le cadi, qui le confirma dans la possession du monde. Le Bien appela du jugement devant l’émir de Damas ; le Mal avait acheté l’émir, qui attesta par un nouveau firman les droits du gagnant. Le Bien partit alors pour aller à Bagdad se jeter aux pieds du khalife, représentant de la justice divine sur terre, et faire casser les jugemens iniques ; mais le Mal s’était mis en route de plus grand matin ; il est difficile de croire qu’il ait acheté le khalife, dont le nom soit loué ; pourtant le monde fut irrévocablement constitué sa propriété par la plus haute autorité qu’il y ait sur terre. Désespéré, le Bien en appela à Dieu, qu’on n’achète pas. Le Seigneur déclara qu’il ne pouvait revenir sur ce qu’avait décidé son représentant en ce monde, mais il promit au Bien sa revanche dans l’autre, qui lui