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sacoche de petits livres dans la langue de son pays et lisait fort tard. Parfois il m’expliquait en Turc, ne sachant pas le romaïque, ce qu’ils contenaient : j’ai appris bien des choses avec lui, plus même qu’autrefois en écoutant le sage Ibrahim ; il savait comment vivent les plantes et la raison de beaucoup d’actions humaines ; il connaissait des secrets pour guérir les malades ; aussi étions-nous bien reçus et nourris dans les villages. Le plus souvent nous couchions dans les bois où nous avions marché tout le jour ; il aimait demeurer ainsi seul parmi les chênes : il avait coutume de dire que la forêt est une foule, pleine d’âmes diverses, qu’il y a autant de vie cachée et de vie meilleure dans la multitude des arbres que dans les réunions d’hommes. — L’hiver, nous rentrions dans les villes, à Trébizonde, à Tébriz ; le maître allait au khân attendre les voyageurs ; tout en préparant les marchés de graines pour le printemps, il apprenait d’eux comment les gens des pays lointains se gouvernent, comme ils adorent Dieu chacun à leur manière. Je m’étonnais parfois de le voir tomber d’accord avec les mollahs, même avec les païens de Perse, qui adorent le feu ; il expliquait que les différentes lois sont faites pour des âmes différentes, et que toutes sont bonnes quand on les suit avec vérité et simplicité. Je crois vraiment que, si j’étais resté plus longtemps près de cet homme sage, j’aurais appris à penser comme vous autres gens d’Europe ; mais il en était ordonné autrement.

Le second été que nous passâmes ensemble, mon maître résolut d’aller travailler dans la province de Brousse, où l’on disait que les graines étaient belles cette année-là. Nous descendîmes dans l’intérieur par Siwas et Angorah. A Yéni-Ghéir, nos hôtes grecs voulurent nous retenir en nous prévenant que les passages du mont Olympe étaient occupés par des bandes de Zéibeks. Nous partîmes sans tenir compte de l’avis, et nous nous engageâmes dans les défilés au nord de la montagne ; le dernier soir, comme nous voulions forcer l’étape pour arriver à la ville, la nuit nous prit dans les châtaigniers ; tandis que nous cherchions la route perdue, un coup de fusil partit dans le taillis, une voix nous cria d’arrêter, et cinq ou six de ces grands bandits comme tu en as vu hier à Géiveh, se pavanant sous leurs hauts bonnets et leurs belles armes, nous barrèrent le chemin. Le maître était brave, il voulut passer outre ; les Zéibeks se précipitèrent sur lui, le tuèrent sous mes yeux et emmenèrent son cheval chargé de ses effets ; pour moi, ils se contentèrent de me laisser meurtri de coups sous mon mulet.

Je fus recueilli par des bûcherons de l’Olympe, qui me soignèrent quelques jours. Quand je fus remis, je m’acheminai vers Brousse, me demandant une fois de plus ce qu’il allait advenir de moi ; fort inquiet, en outre, de ce qui était arrivé, car chez nous il