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mais, vois-tu, le grand mal de l’esclave, c’est qu’avec son corps le maître a acheté son espérance ; et il faut avoir été esclave pour savoir quelle misère c’est de manquer de ce pain-là. Pourtant, comme il est sage de se résigner aux choses qui arrivent, je m’étais habitué peu à peu à l’idée de voir finir mes jours tous semblables, comme les palmiers de la berge qui disparaissaient derrière moi. C’est alors qu’un hasard heureux vint rouvrir ma vie fermée.

Un soir que nous étions mouillés à Louqsor, nous vîmes accourir des cavass qui éveillèrent brusquement le maître et réquisitionnèrent sa dahabieh pour Ibrahim, le fils du pacha d’Égypte ; comme le prince remontait le Nil, se rendant à Assouan, sa barque s’était ensablée au-dessous de nous, et il envoyait chercher pour la remplacer la première qu’on trouverait au village. — C’est ainsi que je devins pour un temps le réïs du propre fils du grand Méhémet-Ali. En montant à bord, Ibrahim parla avec bonté à chacun de nous : ayant appris que j’étais Syrien, il s’approcha de moi et me demanda, avec un intérêt que je ne m’expliquais pas, des détails sur le pays. Je fus amené ainsi à lui conter mon histoire. Quand j’arrivai à mon séjour chez Ali de Tépélen, le prince s’assit brusquement, son œil brilla, et il me retint deux heures de nuit à lui répéter tout ce que je savais du pacha de Janina. Cela continua ainsi presque chaque soir ; à l’heure où l’on amarrait la dahabieh à un tronc de palmier pour attendre l’aube, Ibrahim faisait apporter son tapis et sa pipe à l’arrière du pont, m’appelait auprès de lui, et me commandait gracieusement, comme il savait le faire, de lui conter des histoires de la guerre de Morée ou de lui parler des villes de la côte de Syrie. Quand nous fûmes de retour à Louqsor, j’entendis avec joie le pacha dire à mon maître : — Combien ton réïs ? — Cent talaris. — Les voilà, je le prends. — Et jetant une bourse, Ibrahim m’emmena avec lui.

Nous débarquâmes au Grand-Caire, un matin, comme le brouillard se repliait sur le fleuve ; la ville bâtie par les génies en sortait toute dorée, remplissant le ciel de dômes et de minarets. Moi qui n’avais encore vu que les pauvres villes de Syrie et de Morée, il me semblait entrer dans un conte. Je suivis Ibrahim, qui allait saluer son père au Serai ; quand je vis Méhémet-Ali, je compris qu’Ali de Tépélen n’avait été qu’un brigand heureux, mais que celui-ci était vraiment un prince de la terre. On sentait la force et la raison dans tout ce qu’il disait, l’attachement et le respect chez tous ceux qui l’entouraient. Le pays était riche, vivant, fertile en choses nouvelles comme le limon du Nil en moissons : les Européens y arrivaient de toutes parts, apportant leur science et leur or. Tu as dû entendre dire que Méhémet-Ali fut un maître cruel et sanguinaire ; mais tous ceux qui ont connu l’Égypte d’alors savent bien qu’il