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fut pendant quelques secondes une lutte terrible dans la demi-nuit des profondeurs, sous le poids de la montagne d’eau. Le sang qui s’échappait des blessures troublait le fond où je poursuivais ma victime, et je frappais encore aveuglément, tandis qu’étouffée par le râle elle avait déjà ouvert la bouche et bu la mer. Je coupai la corde de secours enroulée à son corps, que j’amarrai solidement à une roche ; puis je donnai le signal de montée. Mes camarades avaient déjà ramené la corde de Costaki, effrayés de ne plus sentir son poids. — J’ai vu passer le requin, leur dis-je, il aura entraîné le pêcheur. On en a signalé deux l’autre semaine à Cymî, où la pêche est arrêtée. Pour moi, je ne plonge plus. — Ils me regardèrent d’un air de doute, mais aucun ne souffla mot, sachant mon malheur, et que j’avais droit de faire justice. Sans réclamer mon dû, payé par ma vengeance, je quittai sur l’heure la pêcherie pour atteindre à Cymî le caïque de Rhodes, d’où je passai sur le premier voilier en partance. Le Seigneur miséricordieux a fait la terre si grande afin que ceux qui souffrent puissent marcher devant eux jusqu’à ce qu’ils aient lassé le souvenir qui les poursuit.


IV

En achevant cette partie de son récit, Vanghéli se tut un moment ; sa parole s’attardait avec son âme à des pensées encore lourdes, malgré l’usure de tant d’années ; puis, secouant la tête comme pour chasser un essaim importun, il fit le geste de qui rejette un fardeau derrière soi, et reprit :

— J’étais monté sur une felouque de Thasos, mauvaise marcheuse et mal gréée ; une forte brise nous obligea de faire route au plus près des côtes de Candie, et je n’eus pas, comme la première fois, la chance d’échapper aux Égyptiens. Une bordée malheureuse nous porta sous le vent d’une frégate qui nous reconnut, nous donna la chasse et s’empara de nous. On me jeta avec les hommes de l’équipage dans l’entrepont, et, quelques semaines après, j’étais amené à Alexandrie et vendu comme esclave au bazar. Tu peux croire, effendi, si je maudissais mon sort et ma sottise à courir les hasards du monde, tandis qu’assis sur ma natte dans la cour du grand khân, j’écoutais les acheteurs débattre ma valeur. On demandait cher de moi, parce que je parlais la langue arabe, étant de Syrie, et qu’on me croyait habile aux travaux de la mer. Il vint enfin un gros marchand de Mansourah qui donna le prix demandé et me plaça comme réïs sur une de ses dahabiehs. Durant une année, ma vie se passa à remonter ou à descendre le Nil avec les chargemens de cotons et de dattes, penché jour et nuit sur la barre de mon gouvernail. J’aurais pu trouver plus dur maître et plus dur métier, c’est vrai ;