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à se couronner le front. Je trouvais la fiancée assise devant la porte du père, sur le tas d’éponges fraîches qu’elle triait : à la voir toujours ainsi, perdue dans des lits de varechs et de plantes marines, parée de coquillages, les bras et les mains ruisselans de gouttes d’eau, il me prenait parfois des peurs bizarres qu’elle ne s’évanouît comme mes visions du fond de la mer. — C’est que je m’affolais chaque jour davantage, et je sentais que tout le bien de mon âme passait à elle. Je m’aperçus vite que les pauvres pêcheurs l’appelaient folle parce qu’ils ne pouvaient pas la comprendre ; elle devinait les choses au-dessus de leur esprit, et moi, qui ai étudié dans l’église, j’avais peine à la suivre. Elle savait surtout mille secrets de la mer, les histoires diverses que se disent les vents de tempête et les petites brises de l’aube, les musiques changeantes de la vague sur le galet suivant les saisons et les heures, les querelles du flux et du reflux, les colères et les tristesses des lames. Elle savait aussi beaucoup du ciel et des étoiles, qu’elle regardait volontiers quand il faisait nuit sur l’eau, pourquoi les unes marchent autour des autres immobiles, où vont celles qui disparaissent et ce que cherchent les plus voyageuses en descendant dans les recoins sombres du firmament. Enfin elle m’apprenait, et cela me plaisait plus encore, à écouter au dedans de nous une musique plus divine que celle des flots et des étoiles ; le grand rire fou de Lôli se taisait, le soir, quand nous nous promenions ensemble sur la grève ; elle m’enseignait les larmes qui montent aux yeux du cœur plein, sans savoir pourquoi elles montent, parce qu’on sent la terre féconde, le ciel bon, la vie chaude autour de deux âmes perdues d’une aise triste. Elle me faisait raconter aussi mes matinées de travail et aimait avec une curiosité passionnée m’entendre parler des royaumes marins où je vivais, du monde étrange qui se meut au fond des eaux, des bêtes et des plantes cachées, des palais de verre que bâtit la lumière oblique. Ses yeux brillaient alors d’un désir fou, et elle disait : « Il faudrait aller plus profond encore, pour voir. »

Ainsi, te dis-je, passèrent les deux années, et je les revois toutes blondes d’amour comme ensevelies dans un suaire tissé avec les cheveux dorés de Lôli. — Vers la fin de la seconde, j’avais amassé de quoi acheter une petite maison à Stavro. Je vins au village le dimanche avant la Pâque, il fut convenu qu’on nous marierait après la fête et que je m’associerais avec Michali. Pendant cette dernière semaine, je devais aller travailler au grand banc de Leuka, tout au nord de l’île, là où sont les meilleures pêcheries, pour gagner la robe de noces de Lôli. J’embrassai ma fiancée et partis en chantant, sans me douter que le malheur allait prendre ma place à sa porte.

Or voici comme Dieu nous frappa. La veille du grand jeudi, Michali alla de son côté à la pêche dans les fonds dangereux, à une