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forteresse, incendiaient le harem, et les femmes avaient dû se réfugier dans les souterrains. Lui pointait ses canons, sortait à la tête de ses Albanais, et, le soir, il fumait tranquillement son tchibouq dans une casemate en regardant brûler les villages du lac sous le feu de l’artillerie. Cela dura une année jusqu’au jour où Kurchid, qui avait remplacé Ismaïl, vint débarquer ses soldats au pied du château. Alors les deux fils d’Ali entrèrent chez lui, disant : — Père, les Turcs sont les maîtres, par la volonté d’Allah ! Il faut se rendre et demander l’aman. — Le vieillard haussa les épaules et ne répondit pas. — Père, continuèrent-ils, nous te quittons, car tu ne peux plus résister. — Et ils partirent pour aller traiter avec les Turcs, suivis de beaucoup d’autres.

Alors Ali versa silencieusement des larmes sur sa barbe blanche ; il appela par leurs noms les meilleurs de ses Arnautes et se retira dans la dernière tour ; mais à partir de cet instant il sembla que ce fût un autre homme, sa volonté de fer était brisée, il restait immobile, et ne discutait plus avec les propositions qu’on lui faisait, comme résigné à la fatalité. Sa seule idée persistante était de garder son trésor : quand Kurchid promit de le laisser libre avec son or, il se prit comme un enfant à la promesse du Turc et sortit de la tour pour aller loger dans une petite maison de bois, sur l’île de Sauras. Nous n’étions plus qu’une douzaine autour de lui : se sentant malade et croyant que je pouvais le guérir, il ne me laissait pas m’éloigner ; cet homme que j’avais vu si brave avait peur de mourir de son mal comme une femme. Nous étions là depuis quelques jours, quand on vint l’avertir que, malgré leurs promesses, les Turcs se préparaient à se saisir de lui. Aussitôt le vieux lion sembla renaître et redevenir lui-même : son œil éteint se ralluma, il demanda ses armes, fit ranger les Albanais autour de lui et attendit fermement les janissaires. Quand ceux-ci arrivèrent, Méhémed-Pacha réclama Ali de Tépélen : « Viens le prendre, » lui cria Ali, et il reçut la troupe à coups de fusil : devant l’effort des assaillans, on dut bientôt quitter la chambre basse où les soldats entraient de toutes parts et monter à l’étage supérieur par un étroit petit escalier de bois ; là cinq ou six hommes qui restaient au pacha purent tenir près d’une heure en défendant l’escalier. Les balles trouaient le mince plancher, et tu peux voir aujourd’hui encore à Janina leurs traces sur le mur de cette maison. J’étais réfugié dans un angle de la pièce d’où je vis, quand l’escalier fut pris, le vieux maître de l’Épire, blessé et sanglant, se défendant toujours, venir tomber derrière le divan où on l’acheva à coups de yatagan. Tandis que le tchaouch détachait la tête du rebelle pour la montrer à l’armée, je m’évadai sans qu’on prit garde à moi, et tu croiras sans peine que je ne dormis pas cette nuit-là à Janina. Je m’enfuis, dans le