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mener en trois jours aux portes de la ville, ce qu’il fît. Là les Albanais s’emparèrent de nous et nous conduisirent au konaq, une grande maison de bois autour de laquelle on sentait le silence et la crainte. C’est que, vois-tu, les vieillards qui ont été de ce temps savent seuls quel maître terrible fut Ali de Tépélen. Son nom courait sur tout le pays de Roumélie comme l’effroi du boulet. On racontait qu’il cherchait le sang comme nous cherchons l’eau du puits après une marche dans le sable. Musulmans et chrétiens tremblaient également devant ses caprices, car on ne savait jamais contre lesquels se tournerait sa fureur de demain ; et l’on disait communément alors que la colère du sultan était moins redoutable que l’amitié d’Ali Tépéléni. — Aussi tu peux penser quelle fut notre frayeur en apprenant par les conversations des Albanais que le pacha était en ce moment dans une irritation violente contre les chefs grecs, qui ne lui envoyaient pas le secours promis ; il avait fait jeter dans les souterrains de la citadelle des gens de Morée, venus comme nous chercher fortune à Janina l’autre semaine, les soupçonnant d’être des espions aux gages d’Ismaïl. A la nuit tombante, je fus introduit au sélamlik, ouvrant sur une galerie de bois extérieure. Au fond de cette galerie, sous la mauvaise lumière d’une lampe à trois becs, un grand vieillard était ramassé sur le divan. Il était très gros, comme sont en Turquie les buveurs d’eau, mais sa tête était royale, tout enoblie d’une grande barbe blanche, éclairée par un regard doux comme un regard d’enfant. Ce jour-là il était pâle, avec un air de souffrance sur les traits, et écoutait distraitement les bruits du bazar qui montaient de la place. Derrière lui deux hommes, de visage et de costume européens, se consultaient tout bas. — Un tchaouch s’avança, en touchant du front le pied du divan, et expliqua comment on m’avait trouvé aux portes de la ville, venant de Morée. Ali de Tépélen m’enveloppa de côté de son regard très doux, qui faisait froid jusqu’au cœur, et me fit signe d’approcher. — Qui es-tu ? me dit le pacha dans notre langue. — Un esclave de votre altesse, répondis-je, désireux d’entrer à son service. — Oui, reprit-il avec un sourd grondement dans la voix et en plongeant dans mes yeux son œil calme comme une pointe d’acier froid, oui, tu es encore un de ces traîtres de Morée, un de ces aveugles qui attendent la perte du vieil Ali, sans réfléchir qu’après lui le sultan de Stamboul les écrasera comme de mauvaises pastèques. Que font tes chefs ? Que font Botzaris, et Mavrocordato, et les autres ? Où sont les six mille armatoles qu’ils m’avaient promis pour le jour où l’armée d’Ismaïl entrerait en Épire ? voici qu’Ismaïl est aux portes de Janina et pas un Grec ne paraît. Fils de chiens, vous vous trompez. Le vieux lion laissé seul peut encore nettoyer la montagne en secouant la tête et punir les chacals chrétiens après avoir dispersé les loups