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à pièce, les janissaires se précipitèrent dans l’église, où nous les reçûmes sur nos couteaux ; mais il en entrait toujours là où les nôtres en tombant laissaient une place vide ; quand nous ne fûmes plus qu’une vingtaine, nous nous retirâmes derrière l’iconostase, notre dernier abri. — Le soleil levant descendait là par les grandes fenêtres sur les femmes agenouillées. Au milieu d’elles, le vieil archimandrite, revêtu de ses beaux ornemens de Pâques, promenait le corps du Seigneur sur la foule et disait le cantique de l’élévation. Les derniers palikares avaient succombé qu’il chantait encore, comme si sa chasuble eût été une cuirasse miraculeuse. Alors le pacha apparut à cheval dans le lambrapili, ajusta le prêtre de son pistolet et fit feu, — le vieillard s’abattit sur l’autel en serrant le calice, et le sang du Sauveur se mêla au sien dans sa longue barbe blanche. — À ce moment, resté presque seul, blessé et épuisé, je me jetai dans la porte d’une petite chapelle et m’évadai par le derrière de l’église.

Je m’enfuis au hasard entre les maisons en feu, qui projetaient leurs poutres calcinées dans la rue, enjambant à chaque pas des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfans ; les Turcs m’apercevant commencèrent à tirer sur moi, et je leur échappai à grand miracle jusqu’au bout du village, d’où je me laissai glisser dans les broussailles du ravin. Je gagnai la montagne la nuit suivante, et je courus pendant quelques jours tout le Magne à la recherche de nos bandes dispersées, racontant leur désastre dans tous les villages où l’on me donnait du pain. — Des gens d’Hylissa me dirent que Kolokotroni était à Coron, et je descendis à la mer ; là j’appris au contraire qu’il avait rejoint Mavromichali du côté de Patras. Saint-Georges lui-même n’eût pas tenté de traverser la Morée à ce moment ; je résolus de gagner Patras par mer, et ayant trouvé à Coron une barque de Gorfou qui levait l’ancre, j’obtins du patron qu’il me jetterait à terre à l’entrée du golfe.

J’avais compté sans le vent de l’Adriatique, qui ne permit pas d’atterrir et nous poussa droit sur Corfou. Je passai quelques jours dans l’île, cherchant un bâtiment à bord duquel je pus me louer pour regagner la côte ; mais les bâtimens ne prenaient guère la mer, en ce temps de dangers et de misères. Comme je ne savais trop que faire de moi, je rencontrai sur le port d’autres échappés des bandes du Magne qui me proposèrent de me rendre avec eux chez le pacha de Janina ; il faisait alors comme nous la guerre au grand-seigneur, et on racontait qu’il recevait volontiers les soldats de l’armée de la croix que le hasard lui amenait. Nous passâmes à Prévésa, où on nous dit que les Turcs d’Ismaïl cernaient Janina et tenaient toute la montagne ; mais il y avait parmi nous un Souliote qui connaissait chaque sentier du Scombi et se chargea de nous