Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentis que tout ce bruit me grisait et m’enlevait le cœur loin de mes jambes qui tremblaient ; un vieil armatole qui passait près de moi m’ayant dit durement : « Frère diacre, réciteras-tu tout l’office ce matin ? » je me levai d’un bond, tout pâle, et je courus plus vite que les autres en déchargeant mon fusil. Cinq minutes après, il me semblait que je n’avais jamais fait autre chose que tuer et égorger. Arrivés aux maisons, il nous fallut lutter corps à corps avec les janissaires, et il en est tombé plus d’un ce jour-là, je t’assure, sous mon couteau tout sanglant. Après quelques heures de combat acharné, les Turcs se retirèrent par le plateau opposé au ravin, et nous restâmes maîtres de Vrachori, pour peu de jours néanmoins.

Avant que la semaine fût écoulée, une nuit que nous dormions paisiblement chacun chez nos hôtes, je fus éveillé en sursaut par des cris de damnés ; je montai précipitamment sur la terrasse de la maison et j’aperçus des choses lamentables. Tu as vu à la Saint-Jean, quand les paysans brûlent les tas d’herbes sèches, les feux rapprochés courir sur les montagnes comme un troupeau débandé. Eh bien ! cette nuit-là, la plaine était incendiée de feux semblables, mais c’étaient les villages qui brûlaient Un immense rideau de flammes fermait l’horizon et entourait la masse noire du Taygète : sa tête de neige brillait là-haut dans la fumée rougeâtre. Ce feu de l’enfer vomissait des milliers de démons, les spahis de Kurchid ; il y en avait tant que le galop de leurs chevaux ébranlait la plaine, avec le roulement sourd qui précède les grands tremblemens de terre dans la campagne d’Antioche. Les janissaires et les canons suivaient la cavalerie, et je crois que toute l’armée du pacha se jetait sur Vrachori cette nuit. Kolokotroni était parti la veille pour une expédition dans le Magne, nous étions bien restés deux cents à garder le village ; avant que nous fussions réunis, les spahis débouchaient à bride abattue sur la place. Alors nous courûmes à l’église, la seule maison assez forte pour nous y défendre. Elle était déjà pleine de femmes et d’enfans : le papas et l’archimandrite de Tripolitza, réfugié à Vrachori, bénissaient tout le paître monde qui allait mourir. On barricada solidement la porte avec les autels, on fit retirer les femmes derrière l’iconostase, et nous attendîmes les Turcs, qui trouvèrent là à qui parler. Quand ils virent que nos balles rendaient trop meurtrière l’approche des fenêtres, ils allèrent chercher leurs canons, attardés au pied de la colline. Durant cette trêve, l’archimandrite monta en chaire avec le livre des Macchabées et lut au peuple le martyre des sept enfans. Comme il commençait, se tournant vers nous, le discours de Juda exhortant ses soldats à mourir, la porte de fer gémit, éventrée par un boulet. Les pièces turques, arrivées sur la place, se mirent à gronder toutes ensemble et à battre notre barricade. Quand elle fut démolie pièce