Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à côté de lui sur la margelle de la fontaine et vidai entre nous mon sac à tabac pour achever de le gagner. Tout dormait autour de nous dans un de ces profonds silences de nuit où l’on cherche involontairement à entendre le rhythme des étoiles en marche. Alors le comédien commença le récit qui va suivre, d’un ton indifférent et fatigué, comme s’il eût parlé d’un autre. C’est ce ton impersonnel qu’il faudrait pouvoir rendre pour donner quelque valeur à ce récit auprès de ceux qui aiment à étudier l’âme des races. Celle de l’Asiatique, — mon homme en était un, car ces Arabes de Syrie, du culte orthodoxe, n’ont de grec que la religion, et le nom qu’on leur donne improprement, — est simple, instinctive, rarement susceptible d’actions réflexes sur elle-même, partant difficile à comprendre pour l’Européen, qui a deux âmes, l’une agissante, l’autre critique et analytique, sans cesse occupée à scruter, à glorifier, à plaindre la première. L’un de nous, en racontant ces aventures, en eût tiré mille conclusions personnelles, mille sujets de plainte contre la destinée, d’orgueil ou d’étonnement. L’oriental me les dit simplement, comme une chose toute naturelle, et vingt autres m’ont fait depuis mêmes récits avec même simplicité. Il ne faut chercher d’ailleurs dans cette histoire d’autre intérêt dramatique que celui d’une vie humaine promenée par l’instinct nomade sur de larges horizons : elle donnera une idée de ces existences mobiles et fatalistes, dispersées au vent comme des fétus de paille sous le fléau, et accomplissant leur évolution sur l’aire, sans s’étonner jamais de la hauteur du vol ni de la chute.


II

— Je suis né à Lattaquieh, le jour de la fête des saints Évangiles ; d’où le nom de Vanghéli que j’ai reçu au baptême. Je ne te dirais pas en quelles années c’était, effendi : à cette époque, le papas n’inscrivait pas encore sur les registres, — vers le temps où l’empereur franc faisait le siège d’Acre. Il y avait bien du trouble, de la misère et du sang sur les côtes de Syrie, d’Iskendéroun à El Arisch. Mon père, Antoun Yussuf, tenait boutique sur la marine ; il vendait des voiles et des cordages aux mahonnes, des rames et de vieilles ancres aux caïques de pêche. Mon père était pauvre et honnête homme, comme tous ceux qui demandent leur pain à la mer. J’ai grandi là, regardant partir les barques des îles qui apportaient le vin et les olives, désirant toujours m’en aller avec elles par de la les dernières lignes d’eau qui touchent le ciel, quelque part, plus loin. Quand je fus en âge d’apprendre mes lettres, on me confia au pédagogue, durant la mauvaise saison ; comme je les appris vite, il dit à ma mère que j’étais destiné à être prêtre, et il fut décidé qu’on